BD franco-belge, politique et religion
« -Ce n’est pas possible, je rêve. Que signifie cet acharnement contre moi ? On dirait que l’on veut à tout prix m’empêcher d’arriver au Katanga. Je ne puis rester ici. Quelqu’un ?… On m’appelle… Attendez !… Je viens !…
-Hola !… Hola !… Moi beaucoup de mal.
-Le malheureux vient d’être mordu par un serpent. Ton village est près d’ici ?
-Pas village, mais mission !
-Une mission ! On va te soigner là-bas.
-Ça pour sûr. Bons pères me soigneront mais moi pas pouvoir marcher et mission y en a loin ! »
Plus qu’un essai sur Hergé et Franquin, l’ouvrage de Philippe Delisle propose d’analyser la bande dessinée franco-belge des années 30 aux années 80. L’auteur va revenir sur la dimension idéologique des petits miquets dans le contexte historique de leurs créations, car plus qu’une simple entreprise de divertissement, ils développent une certaine conception de la société, diffusant des valeurs. Delisle axe son analyse sur la politique et la religion « entre les cases ». Il ne s’attardera pas que sur le côté scénario, mais s’attachera aussi au graphisme et au découpage, dans une époque où les périodiques primaient sur les albums.
Cinq chapitres et une conclusion composent l’ouvrage. Philippe Delisle commence par l’analyse des albums en noir et blanc de Tintin. Sont-ils « un manifeste catholique social » ? On connaît les accointances de Hergé à l’époque avec l’Abbé Wallez. C’est lui qui confiera en 1933 la destinée du Petit Vingtième à Hergé. Il est indubitable que les premières aventures de Tintin sont marquées d’un sceau catholique conservateur et nationaliste. Tchang lui-même venait d’un milieu évangélisé. Il est heureux que Hergé n’ait pas plongé dans le rexisme, comme son mentor Wallez et soit resté fidèle à la branche catholique. On parlera aussi entre autres de la personnalité de Rastapopoulos, de l’anti-capitalisme américain et de souverainisme. Le deuxième chapitre s’axe sur la BD franco-flamande et en particulier la série méconnue Johnny et Annie, de Renaat Demoen. Dans Au pays de la grande angoisse, ils sont embarqués dans une aventure anti-communiste. Delisle fait un parallèle très intéressant entre cette série et l’œuvre d’Hergé à qui Demoen fait plus que des emprunts. On restera à l’Est dans les années 50 avec Valhardi, créé par Jijé, et alors dans les mains de Jean-Michel Charlier et Eddy Paape.
Passons à la propagande missionnaire dans le chapitre 3, avec évidemment pour fer de lance Tintin au Congo, et ses belgitudes qui seront effacées de la version colorisée. On connaît moins l’héroïne Chantal, de Robert Rigot, dont les aventures au Katanga instruiront les jeunes filles dans les patronages paroissiaux. Delisle fait un comparatif argumenté entre les deux œuvres, Chantal ayant un côté spirituel bien prononcé. C’est au chapitre quatre que Franquin entre enfin en scène en 1956 avec l’épisode de Spirou « Le gorille a mauvaise mine » (mine qui sera bonne pour l’album), rupture avec le conservatisme et qui serait peut-être un récit colonialiste de gauche. Franquin avait déjà décidé de ne plus réaliser les couvertures chrétiennes pour l’hebdomadaire Spirou que lui commandait Charles Dupuis. Delisle fait là encore de nombreux comparatifs avec Tintin au Congo. Franquin apparaît comme humaniste, détaché d’un discours chrétien. Charlier est là encore présent dans le chapitre, cette fois-ci avec Victor Hubinon au dessin, dans Tiger Joe. Le chapitre 5 montre comment, avec les histoires de l’Oncle Paul, on est passé d’un militarisme chrétien à un militarisme tout court, dans les récits mettant en scène la Première Guerre Mondiale. Octave Joly en sera le principal maître d’œuvre, influencé dans les années 70 par Thierry Martens, alors rédacteur en chef de Spirou. La conclusion déborde sur les années 80 avec Yves Chaland et ses hommages aux grands classiques.
Ne vous arrêtez pas au titre finalement assez réducteur. « Hergé, Franquin, le chevalier et le missionnaire » n’est pas un comparatif de la carrière de ces deux monuments de la bande dessinée, mais bel et bien une analyse fine de l’influence de la religion dans l’art qu’ils pratiquaient, eux et d’autres. Alors que la séparation entre l’Eglise et l’Etat date en France de 1905 et en Belgique de 1831, il aura fallu attendre plus longtemps pour qu’il en soit de même dans la bande dessinée dont les productions du milieu du XXème siècle montrent comment les catholiques conservateurs avaient encore main mise sur le marché de ce qui ne s’appelait pas encore le Neuvième Art. Cet essai expose les faits et montre comment certains auteurs s’en sont émancipés. Historique.
One shot : Hergé, Franquin, le chevalier et le missionnaire
Genre : Ouvrage d’étude
Auteur : Philippe Delisle
Éditeur : PLG
Collection : Mémoire vive
ISBN : 9782917837535
Nombre de pages : 152
Prix : 15 €