Corée sanglante
« -Attends, frérot. Cet arbre est trop jeune. Choisis-en plutôt un vieux.
-Compris !
BRRM
-Le ciel gronde alors qu’il est dégagé. Vraiment étrange…
-On est convoqués au bureau de police.
-Quoi, encore ? Ils nous enquiquinent avec leurs réunions. Peut-être qu’il y aura à manger ! Ha ha ha ! »
Alors qu’ils s’apprêtaient à rentrer chez eux après avoir glané du bois dans la forêt, ces deux frères ne se doutaient pas qu’elle serait leur tombeau. Ils sont convoqués par la police et ne s’inquiètent plus que ça. Et pourtant… Nous sommes en Corée du Sud en 1950. Les autorités sont en train d’organiser la plus grande épuration depuis la déportation des juifs pendant la Seconde guerre mondiale. Le témoin de ce drame va être un jeune frêne qui pousse en bas de la vallée. L’arbre va voir arriver, jour après jour, des colonnes de prisonniers enlacés aux mains ou aux pieds par des fils de fer barbelés, encadrés par des soldats en arme. Jour après jour, par groupes de centaines, ils seront exécutés, comme du vulgaire bétail à l’abattoir. Le frêne assiste aux massacres, commentant, impuissant et de manière objective, l’arrivée des condamnés, les supplications, les fusillades, les décompositions des corps et la découverte du charnier.
Park Kun-woong adapte une nouvelle inédite en français de l’écrivain coréen Choi Yong-tak. Dans un noir et blanc implacable, l’auteur montre le sang sans aucune tache de rouge. Rarement l’horreur a été montrée de façon aussi poignante. On souffre, on pleure, on prie, avec les victimes innocentes d’un scandale national. Longtemps la Corée du Sud a dissimulé les plaies qu’elle a causées. Le massacre de la ligue Bodo, raconté dans ce livre, est la liquidation de dizaines de milliers de civils, sympathisants ou opposants politiques, pour éviter la propagation du communisme. Il faudra attendre quarante ans et les années 90, avec la découverte de charniers, pour que les exécutants des tueries de masse témoignent, et que la Corée du Sud assume ses crimes internes. « J’espère que cet ouvrage rappellera à chacun combien il est important de se souvenir et de témoigner. » Par ces mots, Park Kun-woong montre ses intentions et fait œuvre d’utilité publique.
Que le sujet ô combien historique et dramatique n’occulte pas les qualités graphiques de l’album et l’originalité de l’angle choisi par l’intermédiaire de l’arbre. Lorsque l’officier ordonne l’exécution, la montagne, noire sur une case, s’illumine des éclats des tirs de fusils. Lorsque les pauvres gens sont tués, les hurlements et les coups de feu entonnent une gigantesque symphonie. Les victimes agonisantes sont représentées sur une portée musicale. Et que dire des insectes et des oiseaux qui s’acharnent sur les corps disloqués. « C’était une belle nuit. » dit le frêne… Quand on regarde le sublime ciel étoilé, le point de vue est tout autre.
Dénonciation d’un massacre politique étouffé, Mémoires d’un frêne est un album dont on ne se remet pas indemne. Dur, violent, réaliste, émouvant, le livre trouvera sa meilleure place dans les bibliothèques aux côtés de l’indispensable Maus d’Art Spiegelman.
One shot : Mémoires d’un frêne
Genre : Tragédie historique
Scénario & Dessins : Park Kun-woong
Éditeur : Rue de l’échiquier
ISBN : 9782374251028
Nombre de pages : 304
Prix : 21,90 €