La pièce manquante du puzzle
« -Pourriez-vous me donner votre définition de l’humour ?
-Non. Je peux juste vous dire celui que je n’aime pas… L’humour compassé… De bon goût… Celui qui provoque les petits rires chichiteux… L’approbation, le consensus… Les beaux esprits adorent l’humour… jusqu’à ce qu’il leur tombe sur le coin de la gueule… L’humour est hirsute, il pue du bec, il doit être inconvenant… Il ne laisse rien debout après son passage… Ni faux-semblants, ni petits arrangements… C’est sa raison d’être… Un mal nécessaire… »
Gilles Collot-Sopiedard est quelqu’un de très puissant. Redouté du Tout-Paris, il n’est pourtant ni un homme politique, ni un banquier, ni un trader. Pire, il est humoriste. Sa chronique hebdomadaire dans la presse est très attendue. C’est un électron libre. Il est souvent invité dans les médias. Il apprécie la radio mais goûte peu à la télévision. Il n’y est pas à l’aise. A part ça, il a une vie plutôt classique : une femme, un fils, une mère, une psy. Tout le monde l’appelle Collot. C’est son pseudo d’artiste. C’est peut-être cela qui l’a permis de s’affranchir du poids de l’identité familiale vécue comme une malédiction. Y aurait-il un lien avec son enfance ? Pourquoi n’a-t-il aucun souvenir de 1986, l’année de ses cinq ans ?
Le personnage s’appelle Gilles Collot-Sopiedard. Inversez son nom et son prénom : « Colosse au pied d’argile ». Toute son instabilité est résumée dans son nom. Sous couvert de son humour, l’homme n’est pas sûr de lui. Tronchet lui a donné l’air d’un type un peu rigolo, mais un peu méchant aussi, une allure un peu défaite avec un nœud de cravate relâché. Il a une certaine élégance dans son costume trois-pièce un peu désuet, avec son large pantalon en accordéon. L’homme n’a pas un abord sympathique mais lorsque sa cuirasse va se fendre au fur et à mesure que se dévoilera un secret de famille il va devenir attachant. Comme une coïncidence, cela va se faire au moment où il prend du recul sur son métier, si ce n’est l’inverse.
Tronchet cite plusieurs sources lorsqu’il parle de son travail. A l’adolescence, il a compris qu’on pouvait rigoler de choses absolument nouvelles qui était plutôt de l’ordre de la dérision : se moquer des gens, se moquer de tout, des grands thèmes, grâce à Gotlib, qui l’a amené à dépasser les frontières d’Astérix, pourtant excellente référence, en se moquant des gens qui se moquaient, par exemple. Avec Collot, il applique ce précepte à la lettre. Graphiquement et dans un univers à mille lieues, Tardi lui a montré la rigueur du dessin avec la nécessité d’une extrême lisibilité et la simplicité des gueules. Comme les gueules de Tardi, celles de Tronchet sont composées de très peu de traits. Dans un autre style, Vuillemin, avec sa liberté, son absence de limite et de filtre, son côté sale gamin, lui a ouvert un second chemin. Le trait de Tronchet est équidistant de ceux de ses deux maîtres.
Qui mieux que François Morel pouvait préfacer cette année fantôme ? L’humoriste-poète est le roi de l’humour-émotion, qui est la définition de ce livre. Tronchet écrit avant tout une histoire de famille, celle qui nous forge et celle que l’on façonne, ou que l’on tente de façonner avec les limites qui sont les nôtres.
One shot : L’année fantôme
Genre : Emotion
Scénario & Dessins & Couleurs : Didier Tronchet
Éditeur : Dupuis
Collection : Aire Libre
ISBN : 9791034762286
Nombre de pages : 192
Prix : 27 €