Qu’est-ce qui est « Art » ?
« -Mon cher Duchamp, vous direz à Monsieur Brancusi que la Brummer Gallery est réellement très honoré d’exposer ses œuvres l’hiver prochain. Comment est-ce que vous voyez les choses ?
-Selon les plans de Brancusi, il serait possible d’installer 42 sculptures, 27 dessins et une peinture.
-Mmmh.
-Je m’occuperai de faire venir par bateau les œuvres qui sont encore en Europe. »
1926, le sculpteur Constantin Brancusi s’apprête à exposer ses œuvres pour la première fois aux Etats-Unis. Tout semble aller pour le mieux dans le meilleur du monde. Marcel Duchamp en personne s’occupe de la logistique. Parmi ces œuvres, se trouve l’oiseau, une sculpture en bronze. Mais le zèle des douaniers va faire que tout ne va pas se passer comme prévu. Les agents saisissent l’objet effilé d’1m40 de haut sous prétexte que pour eux il ne s’agit pas d’une œuvre d’art mais d’un objet manufacturé. Il va donc falloir appliquer les droits de douane correspondant à 40 % de la valeur de l’objet, soit 4000 $ de l’époque. Brancusi et Duchamp protestent, ainsi qu’Edward Steichen, photographe américain à qui est destinée l’œuvre après l’exposition. Le sculpteur d’origine roumaine décide d’intenter un procès contre l’état américain afin de réhabiliter son art.
L’objet en bronze désigné l' »oiseau » est-il ou pas une statue originale ? Les avocats de la défense devront démontrer à la cour qu’il s’agit d’une fonte originale produite par un sculpteur professionnel. Le procès va se transformer en joute ubuesque sur l’art. A propos d’une sculpture, quel est le lien entre son titre et sa forme ? Cet oiseau serait-il considéré autrement si on voyait sur lui des plumes ou une tête de volatile ? A partir de combien de copies une œuvre est-elle considérée comme une production industrielle et non plus comme une œuvre d’art ? L’artiste a-t-il effectivement tout réalisé de ses propres mains sans utiliser de polisseur ou autre outil industriel ? Pour Duchamp, le débat ne va pas dans le bon sens. Peu importe qu’il s’agisse ou pas d’un oiseau. Si les premiers peintres se sont attachés à la nature, les suivants n’ont pas été arrêtés dans leurs volontés de se diversifier. Ils sont libres. « La valeur réaliste d’une œuvre est indépendante de toute qualité imitative. » C’est cela qui doit être prouvé. Pendant que les avocats s’affrontent sur le sujet, en Europe, Brancusi doute de son art.
Après avoir travaillé dans l’illustration et la littérature jeunesse, Arnaud Nebbache publie sa première bande dessinée et en tant que coup d’essai réalise un coup de maître aussi bien scénaristique que graphique. Quoi de plus compliqué que de parler d’un art dans un autre art comme moyen d’expression ? Quoi de plus ennuyeux que les histoires de procès, joutes oratoires auxquelles le dessin n’aurait rien à apporter ? Nebbache se sort de toutes les chausse-trappes possibles et imaginables dans lesquels il aurait pu tomber. Dans un style graphique en aplats de couleurs, sans contours, avec peu de tons, il alterne les scènes au tribunal avec celles de Brancusi face à ses œuvres ou en proie à ses doutes. Les dialogues subtils, précis et argumentées offrent une appréhension de l’art de toute beauté.
Il y a un an, Abdel de Bruxelles signait le merveilleux Tanger sous la pluie racontant le séjour du peintre Henri Matisse au Maroc. C’était l’un des premiers chocs de l’année 2022. Les éditions Dargaud rééditent l’exploit avec Brancusi contre Etats-Unis qui devient à son tour le premier choc de l’année 2023. Sublime.
One shot : Brancusi contre Etats-Unis
Genre : Biographie
Scénario, Dessins & Couleurs : Arnaud Nebbache
Éditeur : Dargaud
ISBN : 9782205202342
Nombre de pages : 128
Prix : 23 €