Nous sommes ce dont on hérite
« -Sheila, ça te tente une promenade ? Tu n’es pas trop fatiguée ?
-Volontiers, Papa ! Je ne me lasse pas du paysage ! Quand j’étais sur le front, je ne réalisais pas à quel point mon homeland me manquait… Maman va chaque jour un peu mieux.
-Notre Maureen est si heureuse que tu attendes un enfant. Elle s’accroche à ça. Puisque ce Georg va épouser ma fille, ce serait bien qu’il épouse notre cause.
-Ce sera son choix.
-Dire que c’est le fils de Louis ! »
1943, à Berlin, Georg apprend que sa mère Lieselotte est à Dachau. Enquêtant sur les camps de la mort, elle s’y est trouvée prisonnière. 1944, à Paris, Louis, directeur de cabaret, tente d’extirper son amour de ce mauvais pas. Quant à Sheila, l’amour de Georg, enceinte, elle vient de regagner l’Irlande en urgence. Sa mère est malade. Transférée à Mauthausen, Lieselotte retrouve l’ignoble docteur Mühle, auprès duquel elle a travaillé lors de la guerre de 14 et qui pratique des expériences chirurgicales sur de pauvres victimes déportées. Alors qu’en Irlande, la résistance de l’IRA contre les « brits » s’organise, sur le continent, les nazis voient arriver les premiers véhicules américains. Louis, Lieselotte, Georg et Sheila se retrouveront-ils tous ensemble ? Leurs destins se lieront-ils à nouveau ?
Mais quelle claque ! Ce quatrième et ultime tome de Visages Ceux que nous sommes montre à ceux qui en doutaient encore que cette série porte un message qui ne peut qu’inviter à la réflexion. Elle montre que la vie est un fléau, fléau dans le sens tragédie à cause des guerres comme celles qui ont fait du XXème siècle une époque tout aussi barbare qu’un Moyen-Âge sauvage, et fléau dans le sens aiguille d’une balance, la balance de la vie sur laquelle chacun est en équilibre et doit faire des choix pour la faire pencher d’un côté ou de l’autre. La question philosophique soulevée par la série est la suivante : Dans quelle mesure peut-on soi-même choisir le côté duquel mettre le poids dans la balance de sa vie, et par ricochet dans celle du monde ? Et si l’on va plus loin : L’Histoire, avec majuscule, nous emprisonne-t-elle dans notre histoire personnelle ? Dans un final poignant à arracher des larmes à la fois d’émotion, de fatalité et d’espoir, les auteurs apportent une réponse. Visages est le genre d’histoires grâce auxquelles on n’est plus vraiment le même après l’avoir lue.
Ce dernier tome fait référence au dernier vers du poème Zone de Guillaume Appolinaire : Soleil cou coupé, expression qui sera popularisée par Aimé Césaire. «Soleil cou coupé» est une exclamation elliptique qui sonne le glas du monde nouveau, décapité et d’avance perdu. Alors, avance-t-on inéluctablement vers une fin dramatique ? Qui lira saura. La cité de l’immigration, au Palais de la Porte Dorée, était autrefois le Musée des arts africains et océaniens. C’était le Musée préféré de nombreux artistes peintres et écrivains comme Picasso ou Appolinaire. C’est la fin d’un monde, mais pas forcément dénuée d’espoir parce que ça peut être également un renouveau. Ecrits en 1913, les 155 vers de Zone résonnent comme une métaphore de la saga Visages, de son début – « À la fin tu es las de ce monde ancien Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine » – à sa conclusion – « Tu es seul Le matin va venir Les laitiers font tinter leurs bidons dans les rues La nuit s’éloigne ainsi qu’une belle Métive C’est Ferdine la fausse ou Léa l’attentive Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie Tu marches vers Auteuil Tu veux aller chez toi à pied Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée Ils sont des Christ d’une autre forme et d’une autre croyance Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances Adieu Adieu Soleil cou coupé« . Relue à la lumière du soleil qui éclaire le monde et d’Appolinaire qui en dégage l’essence, Visages Ceux que nous sommes prend tout son sens.
Inutile de revenir sur le talent des auteurs. La série aura permis de révéler les véritables « visages » du dessinateur Aurélien Morinière, définitivement entré dans la cour des grands dessinateurs réalistes, et du duo de scénaristes Nathalie Ponsard-Gutknecht et Miceal Beausang-O’Griafa qui ont ici démontré toute la puissance que la bande dessinée peut apporter à l’Histoire. Une série d’entretiens avec les auteurs est disponible sur la chaîne YouTube Boulevard BD. Histoire de guerres, histoire des arts, mais avant tout histoire de personnes, avec un type de narration inédit, osé et efficace, Visages – Ceux que nous sommes se clôt avec maestria. Sublime.
Série : Visages – Ceux que nous sommes
Tome : 4 – Soleil cou coupé
Genre : Histoire
Scénario : Nathalie Ponsard-Gutknecht & Miceal Beausang-O’Griafa
Dessins & Couleurs : Aurélien Morinière
Éditeur : Glénat
ISBN : 9782344032909
Nombre de pages : 64
Prix : 15,50 €