L’héritier sans visage
« Là, c’est moi assailli par Le Juif. Il prétend que mon nom veut dire « œuf » en judéo-espagnol.
-Oui, enfin un Gouevo c’est surtout un « cave », un niais, un imbécile ! Un qui ferme les yeux dès qu’il faut jongler.
-Mais quel rapport avec moi ? C’est ridicule.
-Allez Gouevo, tu descends ici, c’est le terminus des ignorants ! Tu connais rien à tes histoires de famille, je vais t’en raconter moi ! Reviens ! »
Un homme sans visage est traqué par Sinan, un pirate juif ottoman. Ce dernier est né à Smyrne à la fin du XVème siècle. Six siècles plus tard, il reproche à Gouevo de ne rien connaître de ses histoires de famille, de son passé, de son héritage. Gouevo a une tête d’œuf. Il n’a pas de visage. Il est tout le symbole de l’homme ignorant du passé qu’il porte sur les épaules. Sa mère a rompu les liens avec sa famille. Il a le vague souvenir d’une cousine lointaine revenue des camps. Il fait partie de ce que l’on appelle les troisième et quatrième générations, celles qui pensent être guéries de la Shoah mais c’est un leurre. Ils sont incapables de la comprendre. Sinan n’est pas là pour le blâmer, il est là pour l’accompagner dans une quête de sens, afin de rompre ces logiques intergénérationnelles de stress post-traumatique et d’identité « creuse » pour enfin, autant que faire se peut, guérir de la Shoah.

On va donc accompagner M.Gouevo dans ce parcours du résilient. Il va commencer par écouter sa mère. Une famille compliquée, qui a explosé à la mort du père (de sa mère) alors qu’elle n’avait que 14 ans. Sa famille, Gouevo va tenter de la décrypter. Des noms dissimulés par des taches sur les papiers d’identité. Des étoiles jaunes que l’on refuse de porter. Gouevo participe même à un groupe de parole des anciens enfants cachés et de leurs descendants. C’est difficile, mais ça va permettre d’enclencher la recherche. Nous sommes à présent en 2023. Le massacre du 7 octobre en Israël fait ressurgir les démons. Sinan ne danse plus. M.Gouevo prend garde à ne pas tomber dans l’analogie avec la Shoah. Il va continuer à écumer les archives, affronter les faits et les lieux, verbaliser le traumatisme, et enterrer les disparus. S’il y parvient, peut-être réussira-t-il à fêter Noël en famille ?

Fondateur de l’école de bande dessinée Cesan (centre d’études spécialisé des arts narratifs), Mikhaël Allouche, scénariste et dessinateur, s’est adjoint les services d’Ana Waalder. La journaliste de presse écrite, spécialisée dans les sujets de société et également scénariste de BD, l’a aidé dans cette enquête historique. Il soulève la question cruciale : Peut-on guérir d’un traumatisme que l’on n’a pas soi-même vécu mais dont ont souffert les générations précédentes ? Guérir sans oublier, sans oublier ce dont on n’a pas forcément connaissance… La quête de M.Gouevo est beaucoup plus complexe qu’on ne le pense. Les auteurs parviennent à retranscrire les grandes lignes de l’Histoire d’un peuple, ses fêlures et ses cicatrices, jusqu’à une période on ne peut plus contemporaine, avec des événements qui ne sont d’ailleurs pas encore clos.
L’album est également remarquable graphiquement. Allouche passe d’un type de graphisme à un autre en fonction des circonstances : des gaufriers, de grandes cases, de la couleur, du noir et blanc, de la peinture, de la lumière, de l’obscurité, des aplats, des dégradés… On s’y perd sciemment comme se perd M.Gouevo dans sa quête. Finement pensé.

Album exigeant, historiquement instructif. M.Gouevo veut guérir de la Shoah est un livre qui remet en place les pièces d’un puzzle tragique. Pour aller plus loin, le site https://www.mgouevo-veut-guerir-de-la-shoah.fr est une mine d’informations. « Ni oubli, ni pardon. Guérir, c’est rock and roll. », dit Sinan, le pirate ottoman. M.Gouevo veut guérir de la Shoah invite à retisser les liens et à sortir de l’ère victimaire. Salutaire, en somme.
One shot : M.Gouevo veut guérir de la Shoah
Genre : Histoire
Scénario : Mikhaël Allouche & Ana Waalder
Dessins & Couleurs : Mikhaël Allouche
Éditeur : Seuil
ISBN : 9782021577921
Nombre de pages : 176
Prix : 25 €