La ballade des âmes salées
« -Le cap, Capitaine ?
-Voyons voir… Le Sud… Pourquoi pas ? Mes frères ! Le serment !
-Sans plus jamais passer par aucun port, je vivrai et mourrai en mer. La terre, c’était hier. Et hier n’est plus. Je suis né du sel, et au sel je retournerai. Les algues pour tombeau. Et seules les mouettes me pleureront. »
« Je suis né du sel, et au sel je retournerai. » Sur le Carcoma, le Capitaine et son équipage ont tous fait le même serment. Plus jamais, ils ne mettront pied sur la terre ferme. Aujourd’hui, Puce, une armoire à glace, hurle. Tique, son frère, a été emporté par la fièvre. Puce refuse de rendre son corps à l’océan. Il va devoir le faire. Il appartient aux vagues, comme tout un chacun sur ce bateau. Les mouettes le pleureront.
En haut de la vigie, Sépia surveille l’horizon. Surveille ? Pas trop. Assoupie par l’alcool, la pirate ne voit pas que le navire se dirige vers des récifs. Il y a des dégâts. Il va falloir descendre pour les quelques réparations et la remise à flots. Avant de remonter à bord, Sépia récupère dans l’eau une forme lumineuse. Pas question de parler au capitaine de cette espèce de pieuvre-alien brillante. Personne ne sait ce que c’est, mais c’est beau.

Sépia va élever la bestiole comme si elle était sa mère. Elle la berce, la nourrit. La bête plonge dans la mer, revient. C’est une sorte de sirène que tout l’équipage prend d’affection. Dans la solitude de sa cabine, le capitaine boit et crache ses tripes noires devant le portrait d’une femme. Il n’est plus le même depuis qu’il a eu la malchance de découvrir ce qui se trouvait derrière l’horizon. Sépia aussi a son secret. Ce n’est pas innocent si elle a cette attitude avec la sirène dont le seul maître à bord ignore encore l’existence. Tout va dégénérer le jour où l’équipage va manifester son désir de rompre le serment pour regagner la terre. Le Capitaine n’est pas disposé à le parjurer.

Après le formidable triptyque Love, love, love avec Kid Toussaint, Andrés Garrido revient dans un one shot de pirates qui ne ressemble à aucun autre. Ici, pas de propos historique comme souvent, pas d’abordage ni de coups de canon. Nous sommes avec un équipage atypique d’écorchés vifs. Des fous, des assassins, des voleurs, des ivrognes, mais avant tout des êtres humains avec un passé déchiré. Carcoma est une histoire de deuil et de reconstruction, de solitude et de rédemption, et aussi de connexion avec soi-même et avec les autres. Andrés Garrido y place ses inquiétudes liées à la pandémie. Il y expose les difficultés pour rompre l’isolement et les tentatives pour s’accrocher dans l’obscurité d’une période dont on ne connaissait pas l’issue quand on la vivait. Graphiquement, c’est grandiose et pourtant, on n’est pas dans une finesse à la Patrice Pellerin ou François Bourgeon. Le trait de Garrido est fantastique dans tous les sens du terme, on pourrait dire merveilleux, mais un merveilleux aux frontières de la peur comme dans le final de La Belle au Bois Dormant version Disney. Les couleurs sépia sombre accentuent la noirceur de l’intrigue, illuminée par la sirène étincellante.

A quoi bon fuir un passé qui nous hante ? Avec une histoire dans un univers de piraterie, Andrés Garrido démontre qu’une échappatoire ne peut pas être une guérison. Le but est de prendre conscience de ses actes pour avancer. Carcoma est l’un des chocs de l’année. Indispensable.
Titre : Carcoma
Genre : Pirate/Fantastique
Scénario, Dessins & Couleurs : Andrés Garrido
Éditeur : Dupuis
ISBN : 9782808502856
Nombre de pages : 176
Prix : 27,95 €