Sublimer la mode
« -Parfum d’homme et cigarette… ma vilaine ! Je ne te demande pas ce que tu as fait cette nuit. Toutes les choses importantes se passent la nuit dans des bouges sans nom. Je veux tous les détails. Comment étais-tu habillée ?
-Comme maintenant. Je ne suis pas rentrée de la nuit.
-Smoking de la dernière collection. Rien en dessous.
-Je n’aime pas les chemises.
-Et les mains dans les poches, petite allumeuse. Mon héroïne… »
New York, 1967. Il n’y a pas si longtemps que Betty Catroux est mannequin pour Yves Saint-Laurent, le grand couturier. Elle porte les mêmes vêtements que lors de la soirée, ou plutôt la nuit, qu’elle vient de passer : un smoking. L’année dernière, Saint-Laurent a créé un smoking pour femme. Le vestiaire masculin est une pyramide et le smoking en est le sommet, le symbole absolu du pouvoir. Le créateur ne cherche à faire ni un hold-up, ni une révolution, mais une évolution. Aujourd’hui, Betty sublime le vêtement. Les mains dans les poches, elle adopte la posture du dominant, celui qui a le pouvoir en toute décontraction. Pourtant, tout n’est pas encore gagné. Les restaurants selects refusent une dame en pantalon. Les ecclésiastiques portent bien des robes. Pas question de se plier au conservatisme. Yves et Betty iront déjeuner ailleurs.

Loo Hui Phang s’intéresse à la mode depuis qu’elle est enfant. Fascinée par les défiles de mode et en particulier par ceux d’YSL, elle envisagea même le métier de styliste. On n’a pas tout perdu puisqu’elle est devenue scénariste de bande dessinée. C’est Beautiful People, un livre d’Olivia Drake, qui lui donne l’envie d’aborder la carrière d’Yves Saint-Laurent sous un angle purement sociologique. Elle se penche alors sur le smoking féminin, symbole d’affranchissement et de renversement des rapports de domination. Loo Hui Phang a rencontré la magnétique et drôle Betty Catroux qui a incarné cette modernité. Le livre accompagne le duo Yves-Betty. Tout au long de l’album, il va être question d’Art, d’uniformes, de noir et de bien d’autres choses. On verra comment Saint-Laurent abordait la mode et le prêt-à-porter par un tout autre angle que Coco Chanel ou Balenciaga. On assistera aux premières manifestations féministes et aux soirées festives dans lesquelles pour certains il est plus important de paraître que d’être. On s’arrêtera au tout dernier défilé du Maître, celui où il choisit de dire adieu à un métier qu’il a tant aimé.

Benjamin Bachelier signe la plus magistrale création graphique de 2024. (Quel regret que de ne pas l’avoir lu plus tôt; il aurait figuré dans les meilleurs albums de l’année dernière) Le dessinateur diversifie ses approches de la composition. Il alterne dessins, encre et découpages dans de simples ou doubles pages. Il traduit l’énergie créatrice d’Yves Saint-Laurent dans une mise en scène que le grand couturier aurait adoré. Bachelier s’approprie le génie de Saint-Laurent en le replaçant dans un grand terrain d’expérimentation graphique. Il était loin d’être évident d’aborder une histoire dont le héros est un vêtement. Les auteurs s’en sortent avec brio en le considérant comme un personnage à part entière entre un créateur et son modèle.

Encore un album qui, chez un tout petit éditeur, aurait raflé plusieurs prix. Malheureusement pour lui de ce côté-là, il est sorti chez une Major : Albin Michel. Plus qu’une histoire, l’album est une chronique philosophique sur une métamorphose de la société qui n’a pas complétement abouti, tout du moins pas dans tous les pays. D’une extraordinaire inventivité scénaristique et graphique, Smoking La révolution Yves Saint-Laurent est un bijou sur la place Vendôme de la bande dessinée. Eternellement fashion.
One shot : Smoking La révolution Yves Saint-Laurent
Genre : Biopic
Scénario : Loo Hui Phang
Dessins & Couleurs : Benjamin Bachelier
Éditeur : Albin Michel
ISBN : 9782226469953
Nombre de pages : 168
Prix : 24,90 €