Quinze albums au pied du sapin
Comment choisir 15 albums sur une année de lecture de plus de 400 titres ? Forcément, le résultat est subjectif, mais il est là. Choisir, c’est renoncer. Voici donc, sans classement, la sélection des albums retenus pour vous et qu’il est encore temps de déposer au pied du sapin. Parmi eux, sera décerné début janvier le prix Boulevard BD d’or 2024.
Bobigny 1972
L’esprit des lois
« -Laisse-moi entrer, Marie-Claire… Que je te voie. Savoir si je dois t’amener chez le Docteur. Chérie, que se passe-t-il ? Pourquoi tu pleures ? Ce n’est pas grave, voyons… Des coliques… Marie-Claire…. Marie-Claire. Tu dois me raconter ce qui s’est passé. Et tu dois me dire quand cela est arrivé. »
1971. Marie-Claire a 15 ans. Elle n’a pas fait l’amour. Il l’a forcée. Il l’a forcée. Elle est enceinte. Il l’a forcée… Il l’a forcée… Marie-Claire ne veut pas de cet enfant. Sa mère l’accompagne dans sa démarche. Comme des milliers de femmes, elle va aller voir une faiseuse d’anges… pour avorter. Début 1972, sur dénonciation du violeur, Marie-Claire et Michèle, sa mère, sont arrêtées et interrogées par la police. « Quiconque par aliments, breuvages, médicaments, manœuvres, violences ou par tout autre moyen aura procuré ou tenté de procurer l’avortement d’une femme enceinte ou supposée enceinte, qu’elle y ait consenti ou non, sera puni d’un emprisonnement d’un an à cinq ans, et d’une amende de 1800 F à 100 000 F… » Les deux femmes sont libérées en attendant le procès. Quelques mois plus tôt, 343 femmes ont lancé un appel réclamant l’avortement libre. Parmi elles, la célèbre avocate Gisèle Halimi. Michèle Chevalier décide d’aller la rencontrer pour qu’elle défende sa fille, mais elle n’a pas d’argent pour la payer. Pour Halimi, il n’y a pas de problème d’argent. Il n’y aura pas de frais si la famille la laisse agir. L’affaire sera médiatisée afin de pousser l’état à changer la loi. La société patriarcale est-elle prête à faire évoluer sa mentalité ?
Avec Bobigny 1972, c’est tout le parcours du combattant pour l’IVG qui est raconté par Marie Bardiaux-Vaïente à travers une histoire basée sur des faits réels, le procès de Marie-Claire Chevalier. La loi Veil est en ligne de mire, mais avant d’en arriver là, il aura fallu tout le talent et la puissance d’une Gisèle Halimi, avocate qui réussit à embarquer l’opinion publique. Carole Maurel met en scène cet événement avec une pudeur incroyable. Son graphisme réunit les genres et transpire d’émotion. Pour rester dans la militance, Carole Maurel, futur Grand Prix d’Angoulême ! Marie Bardiaux-Vaïente montre à toutes les femmes du XXIème siècle qui l’ignoraient qu’il aura fallu se battre il y a cinquante ans pour qu’elles connaissent enfin la justice de leur liberté.
Bobigny 1972 raconte un pan de la politique de la Vème République, expliquant comment les mentalités ont évolué dans le sens de la fraternité (et de la sororité), de la liberté et surtout surtout de l’égalité. Au-delà de ça, en 2024, les femmes prennent enfin le pouvoir dans le milieu de la bande dessinée et c’est tant mieux.
One shot : Bobigny 1972
Genre : Histoire
Scénario : Marie Bardiaux-Vaïente
Dessins & Couleurs : Carole Maurel
Éditeur : Glénat
ISBN : 9782344045664
Nombre de pages : 164
Prix : 22 €
Lebensborn
La fontaine de sa vie
« -Himmler ! … Les camps de concentration… L’effroyable sélection qui envoyait les enfants juifs se faire gazer ! Et vous connaissez l’autre programme de sélection mis en place par les nazis ? »
Nîmes, octobre 1993, Isabelle est en cours d’Histoire au collège La révolution. La prof leur apprend que la sélection des enfants mise en place par les nazis ne passait pas que par le gazage des juifs. Pendant que ces barbares tuaient des enfants d’un côté, ils en faisaient naître de l’autre. Dépeuplement- repeuplement. Des aryens naissaient dans des maternités nazies scandinaves. Ces lieux étaient appelés des Lebensborn, de « leben » (vie) et « born » (fontaine ou source) en allemand ancien. Ces fontaines de vie cachaient des horreurs. Il y en avait en Allemagne, au Danemark, en Belgique, aux Pays-Bas, en France, mais surtout en Norvège, entre 1942 et 1945. Le cours fait tilt dans la tête d’Isabelle. Sa mère, adoptée, est née en 1944 en Norvège. Viendrait-elle d’une de ces maternités ?
Katherine, la maman d’Isabelle, ne sait pas pourquoi sa mère n’a pas pu la garder. L’époque était compliquée. Elle était peut-être trop jeune ou trop pauvre. Toujours est-il qu’elle a trouvé une famille aimante en France et que mamie est celle qu’elle aime et qui l’a élevée. A son décès en 1998, Katherine, qui n’avait jamais cherché à en savoir plus, décide de mettre de la lumière sur son histoire. 1998, c’est aussi l’arrivée d’internet dans le foyer. Les recherches sont facilitées. Isabelle part faire des études de dessin pendant que sa mère avance dans l’enquête de ses origines. Elle découvre que son père biologique était un soldat allemand. Elle se trouve un frère et une sœur en Norvège. Isabelle apprend qu’elle a des cousins. Katherine est née sous le nom d’Annelise. Elle va aller rencontrer sa famille et découvrir la vie de sa mère Gerda. Isabelle en sera le témoin graphique, pas toujours avec l’accord de sa maman.
Isabelle Maroger explore un pan méconnu de l’Histoire de la Seconde Guerre Mondiale, peut-être parce qu’il n’y a eu qu’un seul de ces Lebensborn en France. Entre 15 000 et 20 000 enfants seraient nés dans ces pouponnières. En Norvège, de jeunes soldats allemands étaient envoyés pour séduire des filles qui pourraient leur donner des enfants correspondant aux critères aryens. On accompagne Gerda à Hurdal Verk, le manoir qui abrita l’une des plus grandes maternités nazies de la région d’Oslo. Annelise-Katherine y naîtra. Comment échappera-t-elle à une arrivée en Allemagne, comme ce qui avait été prévu ? On le découvrira dans l’album, tout comme on en saura plus sur Paul, le soldat, grand-père d’Isabelle. Dans un graphisme tous publics et une mise en couleurs originale posant des personnages en couleurs ou pas selon les époques sur des décors en tons de gris, Isabelle Maroger transforme une histoire vraie de famille et de généalogie en polar parfois palpitant.
Il est des histoires où la réalité dépasse la fiction. Lebensborn est de ces récits témoignages, témoin d’une époque que l’Histoire du monde aurait préféré ne jamais écrire, mais qu’il est nécessaire de retranscrire pour ne pas l’oublier. Un des albums de l’année.
One shot : Lebensborn
Genre : Histoire
Scénario, Dessins & Couleurs : Isabelle Maroger
Éditeur : Bayard graphic’
ISBN : 9782227500822
Nombre de pages : 224
Prix : 22 €
Copenhague
Une sirène assassinée
« -Madame… Excusez-nous les danois, nous avons un problème. Mais je vais t’occuper. Je suis très francophile. Ici, c’est comme ma maison parce que j’habite là. Je peux t’aider.
-On a vraiment trouvé une sirène morte ? C’est possible, ça ?
-Oui. Nous ne comprenons pas la chose encore. Toute la ville est dans le grand désarroi. Les gens ont la peur ! Ils ont le chagrin. Ils ont l’émotion qui déborde. »
Partie six jours au Danemark, à Copenhague, Nana Miller, parisienne, ne savait pas qu’elle allait y rester plus que prévu. Elle a quitté Paris sans prévenir son ado de fille. Elle lui a laissé cent balles, un post-it sur le frigo et un reste de lasagnes. Royal ! Arrivée sur place, dans le taxi qui la mène à l’hôtel, c’est la panique sur les boulevards. La radio annonce qu’un corps a été trouvé près d’Amalienborg. Ce n’est pas un homme. Ce n’est pas tout à fait une femme. C’est une sirène. Le personnel ayant déserté l’hôtel, Anna y est accueillie par Thyge Thygesen (prononcez Thüü Thüsen), un excentrique qui y habite en compagnie de « Nom d’un chien », son caniche rose. Le pays est verrouillé. Les aéroports sont fermés. Plus personne n’entre ni ne sort du Danemark. L’information est gardée secrète. Anna va devoir prendre son mal en patience. « Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? »
Anna ne va pas rester passive en attendant que la situation évolue. Thyge (prononcez Thüü) est animateur de radio. Il est présentateur de l’émission « Les vrais génies ont la parole », dans laquelle il prend au téléphone les seuls qui se posent les bonnes questions : les enfants. Ça ne va louper. Il y en a un qui l’appelle pour lui demander qui a tué la sirène, parce que les sirènes, elles ne meurent pas normalement. C’est comme dans les multivers Marvel : si une brèche s’ouvre sur un autre univers, tout est chamboulé. Il faut qu’un gardien de l’univers remette les choses en ordre. Thyge et Anna vont se transformer en détectives en herbe afin de démêler l’intrigue. Un gourou, un club de caniches, le célèbre parc d’attractions Tivoli en plein centre-ville, des terroristes, la capitale du Royaume du Danemark est le théâtre d’une affaire bien mystérieuse.
Après Sousbrouillard, le duo Anne-Caroline Pandolfo et Terkel Risbjerg est de retour avec une petite pépite, un pavé de suspens et d’émotion à côté duquel il est impossible de passer. Terkel Risbjerg enveloppe l’histoire dans un style proche de celui de Christophe Blain. On est tout de suite pris dans l’action, la problématique est posée dès les premières pages. Bien sûr, les liens entre Anna et Thyge vont évoluer au fil de l’histoire. L’ours fêlé qu’est le danois va se transformer en doux kidulte. La rigide française, dont on ne connaîtra jamais vraiment la raison du voyage, va être attendrie par le moustachu. Jusqu’à quel point ? On est dans une tragi-comédie où les scènes les plus cocasses (comme une réanimation de caniche après un séjour dans l’eau) côtoient des instants très sérieux (comme l’autopsie de la sirène). Anne-Caroline Pandolfo aborde le sujet des dérives sectaires et du terrorisme. On ne peut s’empêcher de penser aux attentats perpétrés à Copenhague en 2015. Ce livre n’en serait-il pas une version décalée ?
Cette histoire a l’air futile et fantaisiste, mais elle est très profonde. Un de plus beaux messages qui soit est délivré dans l’une des dernières scènes de l’album lors d’une conversation entre Thyge et l’un de ses jeunes auditeurs. Copenhague est ces bijoux grâce auxquels, contre toute attente, on n’est pas tout à fait le même après l’avoir lu. Faire de sa vie un rêve, faire de son rêve une réalité.
One shot : Copenhague
Genre : Polar feel good
Scénario : Anne-Caroline Pandolfo
Dessins & Couleurs : Terkel Risbjerg
Éditeur : Dargaud
ISBN : 9782505122159
Nombre de pages : 296
Prix : 29,99 €
Le combat d’Henry Fleming
Dans l’âme du soldat
« -‘Man… Je me suis engagé.
-Que la volonté de Dieu soit faite, Henry. Mais ne crois pas que ce sera facile. Les sudistes ont l’expérience de plusieurs révolutions, au Texas, au Mexique, ils savent se battre. Face à de jeunes recrues yankees pleines de belles idées, il n’y aura pas de miracle. »
La mère d’Henry Fleming va devoir se faire à l’idée. Son fils s’est engagé chez les Yankees. Passer son temps derrière le cul d’une mule à labourer les champs n’a jamais fait rêver personne. Les copains ont déjà quitté le village pour aller se battre. Toute la région est à feu et à sang. Il n’en fallait pas moins à Henry pour se décider à enfiler l’uniforme. Il part. Le jeune homme va vite déchanter. Au lieu de se réjouir et fêter ça avec les autres, il se demande s’il sera capable de rester dans le rang quand les premiers tirs vont s’abattre. Aura-t-il les tripes de ne pas fuir comme un lâche ? Quel genre de soldat est-il, au fond ? Quel genre d’homme ? Demain, il va assister à l’une des plus grandes batailles qu’il n’y ait jamais eu. Pendant que la cavalerie va faire diversion du côté de Richmond, les troupes d’infanterie dont fait partie Henry seront face aux Sudistes.
Compagnie, en avant, marche ! Cette fois-ci, les soldats du 304ème régiment y vont pour de bon. Si certains sont plein d’entrain – « On va mettre une raclée aux rebelles » – « On va les prendre par surprise et les massacrer ! », d’autres sont plus inquiets – »J’espère que mon fusil tire droit. » – « Je voudrais que mon chien soit là ». Dès les premiers tirs, Henry se trouve coincé de chaque côté, prisonnier au milieu d’un troupeau de moutons qu’on envoie à l’abattoir. Ce n’est pas cette guerre-là qu’il a voulu. Alors, se faire tuer dès le début ? Attendre son tour ? Son pote Wilson est persuadé que c’est sa première et dernière bataille. Il lui confie des lettres pour qu’il les remette à ses vieux. Dans cette putain de fumée, on ne voit pas sur quoi on tire. Comment Henry va-t-il vivre son combat, combat contre l’ennemi et contre lui-même ?
Steve Cuzor adapte The red badge of courage, un roman de Stephen Crane datant de 1894. Contrairement à la plupart des histoires de guerres avec ses héros et ses lâches, dans des lieux définis et un instant historique précis, celle-ci met en exergue l’événement, sans endroit ni date claire. Le lecteur est immergé dans la bataille, sa poussière et sa fumée, comme une caméra-témoin. Les affrontements assourdissants sont mis en scène sans onomatopée, comme si les bruits étaient dans les intercases. Cuzor joue avec les ombres et les contre-jours. Les couleurs de Meephe Versaevel chapitrent les séquences dans des tons uniformes. C’est d’ailleurs plus une mise en lumière qu’une colorisation. En adaptant, Cuzor a été contraint à faire des choix. Il a laissé de côté toute une dimension patriotique que l’on retrouve dans le film qu’en a tiré John Huston en 1951.
Cuzor a mis cinq ans à réaliser cet album. Il offre une immersion en plein cœur de la fournaise et invite à se poser la question de comment on aurait réagi à la place d’Henry Fleming. Lâche ou héros ? Blutch ou Chesterfield ? Avec Henry Fleming, les tuniques bleues ont le soldat que chacun de nous pourrait être.
One shot : Le combat d’Henry Fleming
Genre : Histoire
Scénario & Dessins: Steve Cuzor
Couleurs : Meephe Versaevel
D’après : Stephen Crane
Éditeur : Dupuis
Collection : Aire Libre
ISBN : 9791034752485
Nombre de pages : 152
Prix : 26 €
Le meunier hurlant
Mais qui crie le plus fort ?
« -Hé ! Y a un bonhomme ! Un grand ! Il a redressé le moulin ! Le moulin des rapides de la bouche !
-C’est de ça qu’on parlait ! Je lui ai prêté mes bœufs.
-Ho ho !
-Il a été vendu le mois dernier, le moulin. »
1951, en Laponie, ayant fichu les nazis dehors, les finlandais se réacclimatent à la vie. Le vieux moulin, qui n’a pas tourné depuis les années 30, a même été acheté, acheté par un fou. Il faut croire que la guerre ne les a pas tous tués. Il s’appelle Agnar Huttunen. Il est grand. Il vient du Sud de Kilkoiset. Il avait un moulin là-bas chez lui mais il paraît qu’il a brûlé avec sa femme dedans. Ce n’est pas ce que disent les registres de l’église qui l’affirment célibataire. Toujours est-il qu’ici, il l’a redressé alors qu’il était de guingois à cause des glaces qui le compriment. Il a remis en service la scie à bardeaux. De temps en temps, il monte sur le toit de son moulin et pousse des cris intempestifs. Un fou ? Un iconoclaste ? Un simple marginal ? Agnar Huttunen ne laisse personne indifférent et il y en a qu’il dérange. A l’instar du fleuve qui perturbe le moulin au gré de ses gels et dégels, la vie du meunier ne va pas être tranquille.
Le meunier hurlant est un roman de l’auteur lapon Arto Paasilinna, surtout connu pour Le lièvre de Vatanen. Ce meunier a quand même été vendu à 100 000 exemplaires. Il nous immerge dans un pays libéré en proie à la douce folie d’un homme en marge de la société. Il montre comment la différence dérange. Le meunier hurle, mais la foule hurle avec les loups. Dans cette cacophonie, qui criera le plus fort ? Heureusement, certains villageois comme Sanelma et le facteur ont du recul sur la situation et vont permettre à Agnar de continuer à vivre dans son environnement jusqu’à ce que la fatalité ne rattrape tout ce petit monde. Le final n’est pas franchement optimiste sur la société humaine et invite à se remettre en question en tant que groupe. Paasilinna écrit une ode à l’altérité et à la nature. Pour une fois, la Laponie n’est pas froide. Bien que ses habitants ne soient pas tous fréquentables, on a envie d’y vivre.
Le monde de Nicolas Dumontheuil est en parfaite adéquation avec celui de Paasilina. Celui que l’on a découvert avec L’enclave et surtout Qui a tué l’idiot ? (que Futuropolis réédite) trouve dans ce roman un scénario qu’il aurait pu écrire. Les histoires de Dumontheuil sont peuplées de fous, mais ceux-ci ne sont jamais des fous dangereux à enfermer dans une camisole. Les fous de Dumontheuil, et ce meunier, sont des gens qui ne marchent pas au rythme de la société. Ils sont peut-être même en avance sur leur temps. On verserait même une larme pour eux. Nicolas Dumontheuil traite son dessin en niveaux de gris-sépia, un gris légèrement teinté de marron, assez inédit, un vrai travail graphique qui donne tout son sens au média bande dessinée.
Avec ce meunier hurlant, Futuropolis frappe fort pour ses cinquante ans. Nicolas Dumontheuil livre l’un de ses meilleurs albums. On est tous le fou de quelqu’un. Dans la peau d’Agnar, on peut en être fier. Un album indispensable.
One shot : Le meunier hurlant
Genre : Chronique villageoise
Scénario, Dessins & Couleurs : Nicolas Dumontheuil
D’après : Arto Paasilinna
Éditeur : Futuropolis
ISBN : 9782754835244
Nombre de pages : 152
Prix : 24 €
Là où gisait le corps
Desperate Detective
« -Police ! Bouge pas, petit merdeux !
-Hé, mec… C’est pas ma faute… Ils me…
-Ferme ta gueule. Qui a commencé, je m’en tape… Le problème, c’est toi.
-Héé ! »
Pelican Road, été 1984. Une rixe oppose trois jeunes gens. Karina reproche à Sid de l’avoir larguée. Tommy s’en mêle. Sid gifle Karina. Tommy s’interpose. Sid lui explose la face. « On se sent impuissant quand la violence se déchaîne. Sauvé par le gong. Palmer, le flic du coin, se pointe et met les choses en ordre en ordonnant à Sid de se casser sous peine de l’envoyer en taule pour trafic de crack ou de coke. Missis Wilson, la commère du quartier, a tout vu, tout comme Toni, la femme délaissée du Docteur Ted Melville, psychiatre de son état. Mais elle n’est pas si délaissée que ça parce qu’elle se réchauffe dans les bras de Palmer. Ajoutons à tout ce petit monde Lila Nguyen, une gamine déguisée en super-héroïne qui fourre son nez partout, Ranko, un vétéran sans abri, et Jack Foster, un détective privé qui pose des questions auxquelles tout le monde n’a pas forcément envie de répondre.
Les Desperate Housewives de Wisteria Lane n’ont rien à envier au microcosme de Pelican Road. Le scénariste Ed Brubaker offre un nouvel exercice de style incroyable. Commençons par le titre, énigmatique, « Là où gisait le corps ». On s’attend à un whodunit tout ce qu’il y a de plus classique. Et bien non. Le corps va mettre 102 pages à apparaître. Toute la première partie est comme un puzzle que l’on commence en assemblant tous les contours. Un plan des lieux est placé en introduction, ainsi que les portraits des neuf principaux protagonistes du récit. On se plaît à essayer de deviner lequel d’entre eux sera le fameux corps, à moins que ce ne soit quelqu’un d’autre qui n’y est pas représenté ? Les personnages s’adressent aux lecteurs comme si ces derniers les interrogeaient. Après avoir découvert le final, désarmant, dans la postface, Brubaker expose sa démarche scénaristique. Ce type est un génie. Au dessin et aux couleurs, le père et le fils Phillips imposent leur style. Si le graphisme est irréprochable, il reste classique mais est transcendé par une colorisation qui prend une importante part artistique à l’album, avec ses aplats et ses ombres qui déstructurent parfois les images.
Les auteurs de Reckless nous avaient déjà épatés avec Night Fever. Avec Là où gisait le corps, le trio Brubaker-Phillips-Phillips s’installe définitivement dans la liste des auteurs majeurs de la bande dessinée internationale. On pourrait inventer pour eux le premier grand prix d’Angoulême décerné à un groupe d’artistes indissociables.
One shot : Là où gisait le corps
Genre : Thriller / Polar
Scénario : Ed Brubaker
Dessins : Sean Phillips
Couleurs : Jacob Phillips
Éditeur : Delcourt
Collection : Comics
ISBN : 9782413083054
Nombre de pages : 144
Prix : 17,95 €
La cuisine des ogres – Trois-fois-morte
Bon appétit, bien sûr !
« -Tu sais c’qu’on raconte sur c’te montagne, dans la région ?
-Ben non.
-Quand y a des nuages comme ça sur la dent du chat, c’est que les cuisiniers de l’enfer ont allumé leurs fourneaux… Même qu’des fois, on aperçoit des lueurs rouges briller dans la nuit, quand les diables font leur banquet infernal ! »
Dans une cité moyenâgeuse, un groupe d’orphelins tente de glaner ce qu’il trouve pour arriver à se sustenter. Pas facile d’arriver tous les jours à manger à sa faim. Quelques légumes oubliés feront une soupe qui permettra de se remplir un peu l’estomac. Mais d’autres qu’eux cherchent à se remplir la panse, et avec des enfants. Un croquemitaine ne cesse d’en capturer, pour les amener aux ogres. Le jour, ou plutôt la nuit, où les compagnons de Trois-fois-morte vont se faire attraper, la gamine va ameuter le quartier pour alerter la population. Le chevalier de Sainte-Ombre la fait grimper sur la croupe de son cheval au galop pour rattraper le ravisseur et ses otages pris dans le sac. Ils ne vont réussir qu’à sa faire attraper eux-aussi. Direction La cuisine des ogres, pour se faire croquer. Mais ça, c’est sans compter sur la détermination de Trois-fois-morte.
Comme son nom l’indique, déjà morte trois fois, que pourrait bien craindre notre orpheline ? Dès leur arrivée chez les ogres, ils sont vendus. Certains sont tout de suite mis au court-bouillon, d’autres sont engraissés quelques mois et les derniers sont destinés au hachoir, avec les quartiers d’aurochs marinés au vin de cassis. C’est justement le cas de notre héroïne qui va réussir à échapper au carnage. Va commencer alors pour elle une grande aventure dans les bas-fonds de l’antre des ogres. Entre fantômes, kraken et chèvres, Trois-fois-mortes va devoir user d’alliances, de stratégies et de négociations pour éviter à ses compagnons de devenir les ingrédients d’une recette gastronomique.
Fabien Vehlmann retrouve sa veine de conteur de Jolies ténèbres. Il se rapproche des poncifs originels chers à Charles Perrault et aux frères Grimm, qui sous-couvert d’histoires édulcorées au fil des réécritures et adaptations, traitaient de thèmes dramatiques aussi graves que l’abandon, l’inceste, la culpabilité ou l’emprise. La cuisine des ogres ne déroge pas à la règle. Le final hors du commun repousse les limites du concept en rebattant les cartes entre les personnages pour une éventuelle suite qui pourrait amener vers un nouveau point de vue.
Au dessin, Jean-Baptiste Andreae poursuit sa carrière sans faute. Il soigne chacun de ses albums, chacune de ses planches, chacune de ses cases avec un respect du lecteur qui fait de lui l’un des meilleurs dessinateurs de sa génération. Depuis Mangecoeur au début des années 90, il développe des univers fantastiques mêlant humains et animaux et créatures fantastiques, privilégiant toujours la qualité par rapport à la quantité. Ici, des scènes remarquables sur le lac montrent quelques cases exceptionnelles tant par leurs cadrages que par leurs exécutions, comme cette image en plongée où le kraken glisse sous l’embarcation des personnages, ou cette autre vue de côté sous l’eau lorsqu’un éléphant pousse la saucière sur laquelle a pris place Trois-fois-morte.
A mettre dans les mains de tous ceux qui aiment frissonner, La cuisine des ogres est l’un des événements tout autant scénaristique que graphique de l’année. Immanquable.
Série : La cuisine des ogres
Tome : Trois-fois-morte
Genre : Conte cruel
Scénario : Fabien Vehlmann
Dessins & Couleurs : Jean-Baptiste Andreae
Éditeur : Rue de Sèvres
ISBN : 9782810202683
Nombre de pages : 80
Prix : 20 €
Les fantômes de Syracuse
Le passage
« -Je ne vous ai pas vu tout de suite, avec cette pluie. Je m’appelle Matteo.
-Enchanté.
-Je vais à Syracuse.
-Belle ville.
-Je vous dépose quelque part ?
-Oui, c’est fort probable. »
Circulant sur une route pluvieuse de campagne dans sa voiture rouge, Matteo embarque un mystérieux auto-stoppeur. Matteo est mycologue. Il étudie les champignons et se rend à Syracuse pour une conférence. C’est sa ville natale. Il n’y est jamais retourné depuis son adolescence. Le passager lui propose d’emprunter un raccourci pour gagner du temps, puis demande à se faire déposer en plein désert. Ce maudit autostoppeur, maudit dans tous les sens du terme, a dérobé le portefeuille de son conducteur. Ce n’est pas l’argent qui l’intéresse, mais son âme. Désormais, elle lui appartient. Pour Matteo, la suite de la route sera psychédélique. Après un virage raté et une chute dans l’eau, un silure le ramène à la surface. Il regagne la route et cherche un véhicule pour l’emmener jusqu’à destination. Arrivé sur place, il trouve une ville à demi en ruines, son cousin Tancrède, une scientifique hors du temps, à moins que ce ne soit lui qui le soit, ainsi que l’autostoppeur qu’il avait pris, et qui lui avoue être un modeste passeur… de vie à trépas.
Le voyage concret de Matteo Galleone va se transformer en expédition hors des frontières du temps. L’aventure du professeur de mycologie ressemble à ce genre de rêves que nous faisons tous. On croise des connaissances, famille, collègues ou amis dans des lieux improbables. On passe d’un lieu à l’autre comme s’ils étaient contigus. On flotte dans des situations déjà vécues ou presque. Mais Matteo n’est pas dans un rêve. Il est dans un autre état, que l’on comprend plus qu’on ne le découvre, au fil de l’album, et que la dernière scène ne fait que confirmer, mais toujours à demi-mots, sans l’énoncer.
Quatre ans après Les passe-tableaux, album paru aux éditions de la Cafetière, quel plaisir de retrouver Jean-Pierre Duffour, accompagné ici du scénariste Alexandre Kha. Ce dessinateur, parmi les fondateurs de l’Association, ayant publié essentiellement chez Rackham, a sorti seulement treize albums en quarante-quatre ans, dans un graphisme qui n’appartient qu’à lui. A ranger avec des auteurs comme Fabrizio Borrini, José Parrondo ou Tofépi, il a un côté Jean-Michel Folon, influence démontrée dès la couverture. Chaque case, chaque planche est un enchantement. Duffour est inclassable et rare. Son œuvre déclenche une impression d’adulte qui se cherche dans une enfance qui a peur de grandir, à la frontière du rêve et de la réalité, entre Ionesco et Boris Vian. Alexandre Kha lui a taillé une histoire sur mesure. On ne voit pas qui d’autre aurait pu la dessiner.
Les fantômes de Syracuse est une balade sur le sens de la vie. Dans une pure ligne claire, Jean-Pierre Duffour est l’un des piliers d’une intemporelle nouvelle vague.
One shot : Les fantômes de Syracuse
Genre : Emotion
Scénario : Alexandre Kha
Dessins & Couleurs : Jean-Pierre Duffour
Éditeur : Tanibis
ISBN : 9782848410791
Nombre de pages : 1116
Prix : 20 €
Autreville
Terriblements humains
« Nous interrompons notre programme pour un flash spécial. Je suis en ligne avec Jean-Marc Grivin, reporter pour l’agence Média-multipresse. Bonsoir Jean-Marc… Crrr… Bonsoir, Etienne… Crrr… Alors Jean-Marc, vous vous trouvez en ce moment dans un petit village du nnom d’Ernelse, c’est bien ça ?… Absolument, Etienne? « Ernelse », qu’on aurait pu qualifier de « petit village tranquille ». Mais ce soir , ce n’est plus exactement le cas, ce soir où un paisible retraité a fait une macabre découverte en promenant son chien : un sac orange en plastique qui contenait un bras. Arrivés rapidement sur place, les gendarmes ont entamé des recherches dans les alentours et ont trouvé trois autres sacs orange abandonnés dans des endroits épars. »
Luc et Stéphane, exilés dans le Sud, partent rejoindre Rudy, leur ami d’enfance resté dans le Nord de la France, leur région de naissance. C’est pas la joie. Juste avant de partir, ils ont enterré Olina, la chienne de Luc, après une nuit de souffrances. Le séjour tombe à point nommé pour leur changer les idées… ou pas. Alors qu’ils approchent de leur destination, Autreville, ils apprennent à la radio qu’une découverte macabre a été faite non loin de là. Un corps démembré a été retrouvé dans des sacs plastiques. Bref, ils ne sont pas venus pour mener l’enquête. Arrivés chez Rudy, ils retrouvent Grazziella, sa femme, qui veut qu’on l’appelle Grâce. Tous les quatre étaient à l’école primaire ensemble, avec un cinquième larron, Etienne, qui a acheté une maison au bout de la rue. Il ne va pas tarder à débarquer.
La joie des retrouvailles, somme toute fort sobre, va rapidement laisser place pour Stéphane à un sentiment étrange. Alors qu’il se sentait tout excité de retrouver les lieux de son enfance, lors d’une promenade, Etienne, doté d’un pessimisme chronique, lui pointe du doigt une atmosphère sombre insidieusement installée dans la société. Docteur en nanophysique, ce dernier présente à son camarade une machine qu’il a conçu tout seul, installée dans sa maison, offrant une expérience immersive en survolant virtuellement les localités de la région. De retour tous ensemble, le repas des copains mêle émotion et confidences avant que la télévision ne leur rappelle qu’un meurtrier sévit dans le coin. Avant de se coucher, Stéphane fait une promenade digestive dans la forêt de son enfance. Des fragments de jeunesse ressurgissent intacts.
Connaît-on suffisamment bien les amis avec qui l’on était si intimes enfants ? Le temps et la vie faisant leurs effets, les chemins se séparent et lorsqu’ils se recroisent les liens ne sont pas toujours aussi forts. Quand un fait divers d’apparence totalement déconnecté va faire l’effet d’une boule de bowling dans un strike, les relations entre les membres du groupe vont s’en trouver chamboulées. David De Thuin signe un polar intimiste, au cœur des sentiments. La couverture synthétise parfaitement le propos. Stéphane avance dans la lumière, sortant de la forêt noire dans laquelle se trouvent ses camarades qui l’observent, comme s’il venait de réaliser qu’il fallait quitter l’enfance pour comprendre le sens de la vie sur laquelle elle se base.
Dans un graphisme Spirou-compatible, De Thuin construit une biographie riche et variée. Sous la caméra d’un Claude Chabrol, Autreville aurait fait un film d’ambiance aussi inquiétant que poignant. Sous les crayons de De Thuin, Autreville est un album encore plus fort que s’il avait été dessiné dans un style réaliste. Il ne faut pas passer à côté.
One shot : Autreville
Genre : Polar
Scénario, Dessins & Couleurs : David De Thuin
Éditeur : Sarbacane
ISBN : 9791040805014
Nombre de pages : 112
Prix : 22 €
Les yeux doux
Les nouveaux misérables
« -Vous critiquez les équipements de l’atelier universel, maintenant ?
-Mais non… Je dis juste que…
-Vous vnez de perdre votre emploi, matricule 25431 !
-C’est injuste… J’ai rien fait de mal… Demandez aux autres !
-Les autres seront d’accord avec moi, sinon ils perdront également leur emploi ! Votre licenciement prend effet à l’instant ! Vous ne faites plus partie de l’usine… Veuillez quitter les lieux… L’enceinte de l’atelier universel est interdite à toute personne étrangère au service ! »
Après avoir appuyé sur le bouton d’arrêt d’urgence d’une chaîne de production suite à un problème technique, Arsène est viré manu militari. Sous les yeux ébahis de ses collègues, il récupère ses habits et quitte les lieux. Il traverse la ville grisâtre et retrouve sa sœur Annabelle dans leur appartement commun. Elle n’a pas encore 21 ans et ne peut pas encore travailler. Lui vivait pour et par l’atelier depuis des années. Il n’est plus rien du tout. Il n’a plus de statut social, plus de matricule, plus de nom. Il a été effacé du système. Il ne croit pas si bien dire. En sortant de la douche, il se rend compte que son corps lui-même s’efface. Il est devenu invisible. Quelques jours plus tard, Annabelle est surprise par un service de sécurité en train de voler un fruit sur un étalage. De l’autre côté de la caméra, Anatole, l’un des meilleurs employés de la compagnie de surveillance Les yeux doux, alerte les vigiles. Quelle belle journée ! Encore une fois, il est un travailleur modèle. Mais un élément va le perturber au plus haut point : il ne peut pas se sortir le visage de la voleuse de la tête.
Comment la vie peut-elle basculer en un instant ? C’est le leitmotiv de ce conte moderne. Celle d’Arsène va prendre un tournant : comment vivre invisible ? Celle d’Annabelle va vriller : de voleuse coupable, elle passe à un statut d’innocente inattendue. Anatole, en effet, a prétexté s’être trompé en l’accusant. Il parvient à la faire libérer. Mais c’est sa vie qui va ensuite changer lorsqu’il va être confondu, preuves à l’appui. Il a menti au sujet d’Annabelle. Il est licencié sur le champ. Il devient lui aussi un paria. Il va découvrir un univers parallèle dans lequel une société d’exclus s’est organisée. Anatole Souclavier et Annabelle et Arsène Serrejoint ont rejoint le clan des indigents. Subir ou agir ? Le peuple des bas-fonds semble avoir décidé.
Les yeux doux doit son titre aux images de Pin-up disséminées dans les rues de la ville et qui observent, scrutent et surveillent les habitants. Corbeyran écrit une nouvelle version des Misérables, un Notre-Dame-de-Paris 2.0, car, en effet, Les yeux doux est une histoire qui doit beaucoup à Victor Hugo. C’est une fresque romanesque avec ses héros, ses oppresseurs, ses parias. C’est une grande histoire d’amour comme on en fait peu. C’est aussi une dystopie politique anticapitaliste. Ça peut paraître étonnant mais le scénario ferait une formidable comédie musicale. Michel Colline a réalisé un travail incroyable. Déjà, avec Charbon, chez Paquet, il signait un diptyque formidable. Pour Les yeux doux, il a assoupli et dynamisé son trait. Pour couronner le tout, ajoutons une maquette d’album parfaite et ça fait des Yeux doux un livre immanquable.
On parle souvent d’Aire Libre chez Dupuis, de Grand Angle chez Bamboo ou de Signé au Lombard, labels de qualité irréprochable. 1000 feuilles s’ancre définitivement comme leur pendant chez Glénat… grâce à des albums comme Les yeux doux.
One shot : Les yeux doux
Genre : Aventure
Scénario : Corbeyran
Dessins : Michel Colline
Couleurs : Cyril Saint-Blancat
Éditeur : Glénat
Collection : 1000 feuilles
Nombre de pages : 184
Prix : 24 €
ISBN : 9782344056189
La BD super géniale de Chacha
Une pépite inattendue
« -Quoi ! Une BD archi super dans ce livre ?!
-Ouais !
-Génial ! Où ça ?!
-T’as qu’à tourner la page.
-J’ai rien qu’à tourner la page ???
-Si je te le dis.
-Ok, je vais apprendre à lire et je reviens. Salut.
-Salut mec »
Chacha, c’est Charlotte. Elle a dix ans et se définit comme une petite fille normale. Elle n’a ni frère, ni sœur, ni perroquet. Elle a eu un poisson rouge, mais pas longtemps. Ses parents ne veulent pas qu’elle ait un animal de compagnie. A la place, ils lui ont acheté des feutres, un coffret maxi dingo. Mais Chacha continuait à s’ennuyer… jusqu’au jour où elle eut l’idée de faire une bande dessinée, sa bande dessinée. C’est justement celle-ci qui se trouve dans ce livre. Entre commentaires façon journal intime et l’incroyable histoire de Moquette et Clic, voici un bouquin hors du commun.
Moquette est une gamine de l’âge de Chacha. C’est une mégastar connue dans le monde entier parce qu’elle est filmée depuis la sortie du corps de sa mère le jour de l’accouchement. Elle s’appelle ainsi parce qu’elle est née sur la moquette du salon. Sa mère n’avait pas pu se rendre à l’hôpital parce qu’on lui avait volé la selle de son vélo. Suite au succès de la vidéo de la naissance, sa mère acheta toutes les caméras de la ville pour la filmer tous les jours. Le rendez-vous était donné sur les réseaux à 18h07 pétantes quotidiennement pour le TV Moquette Show. En grandissant, Moquette commençait à souffrir de cette notoriété qui l’entraînait dans une solitude sans ami. Elle veut tout arrêter. Pour sa mère, c’est hors de question. La fillette fugue.
En feuilletant La BD super géniale de Chacha, on est loin d’imaginer qu’on a entre les mains un OVNI scénaristique à côté duquel il est inconcevable de passer. A partir d’une idée somme toute simple, une fillette réalisant une BD, les autrices Virginy L.Sam etMarie-Anne Abesdris signent l’un des livres les plus débilement drôles de l’année. On n’avait peut-être pas lu quelque chose d’aussi déjanté depuis Nini Patalo par Lisa Mandel. Graphiquement, on est plus proche d’un José Parrondo. On est dans l’ambiance des histoires de Allez, raconte ! qu’il a dessiné pour deux albums et une série de dessins animés sur des histoires de Lewis Trondheim. Chacha, non, pardon, Moquette vit dans un univers avec un professeur foufou, une créature affreuse, un gardien d’hôtel et sa femme collectionneuse compulsive, un cheval qui pète et autres absurdités. C’est débilement drôle.
La BD super géniale de Chacha, contrairement à ce qu’annonce l’éditeur, n’est pas que pour les enfants de 8 à 12 ans. Elle a deux atouts incroyables : 1. Celui de faire passer un excellent moment de lecteur pour tous avec un livre dans lequel on suit non seulement l’héroïne d’une histoire mais aussi les ressentiments de sa créatrice, et 2. Celui de prouver aux gamins qu’ils peuvent oser se lancer dans une BD. Une idée de génie de ses deux autrices. Cet album est une pépite inattendue.
One shot : La BD super géniale de Chacha
Genre : Humour déjanté
Scénario : Virginy L.Sam
Dessins & Couleurs : Marie-Anne Abesdris
Éditeur : Auzou
ISBN : 9791039545068
Nombre de pages : 104
Prix : 11,95 €
Peter Pan de Kensington
A quoi bon quitter l’enfance ?
« -Vous avez entendu ?
-Oui… Qu’est-ce que c’est ?
-On dirait des pleurs, des gémissements…
-Un humain !
-Maintenant ? En pleine nuit ? Nous envahir la journée et nous obliger à nous faire passer pour des fleurs ne leur suffit donc pas ? Il faut en plus qu’ils nous importunent après la fermeture !
-Ils ne manquent vraiment pas de toupet ! »
Toutes les villes habitées par les créatures humaines recèlent des endroits particuliers… Des endroits magiques où cohabitent ce qui est, ce qui n’est pas et ce qui pourrait être… A Londres, cet endroit correspond aux jardins de Kensington. Cet après-midi, une vieille dame, la vendeuse de ballons, y a laissé la vie, vraisemblablement victime d’une attaque cardiaque. Cette nuit, une petite fille y sanglote. Elle était venue avec son papa mais elle s’est perdue. De vilaines fées veulent lui réserver un mauvais sort. Elles vont rapidement se faire chasser par un jeune homme bien mystérieux. Cette fillette s’appelle Maimie Mannering et a six ans. Lui, c’est Peter Pan, l’authentique et inimitable Peter Pan. C’est un aventurier, c’est un pirate. Il est Peter des jardins de Kensington. Comme le dit son ami corbeau, il n’est ni ceci, ni cela, ni ici, ni là. C’est un entre-les-deux. Ni un oiseau, ni un enfant, même s’il vole comme un oiseau et se comporte comme un enfant.
Alors que Maimie souhaiterait que Peter la ramène chez elle, celui-ci lui donne des ailes pour survoler la capitale anglaise. Il lui fait admirer le ciel et notamment les étoiles. Et qu’y a-t-il au-delà de la deuxième étoile, là-haut, à droite ? Neverland ! Le pays imaginaire, une île où les enfants ne grandissent pas et où il n’existe qu’une seule règle : s’amuser ! Peter propose à Maimie de l’y emmener, afin de devenir une enfant pour l’éternité. On trouve aussi là-bas des sirènes, des indiens, des cannibales et des milliers de fées, ainsi que des pirates aussi effrayants que risibles comme le redoutable Capitaine Crochet. L’enfant volant réussira-t-il à convaincre la fillette ?
Après Bartleby le scribe, d’Herman Melville, et Un chant de Noël, de Charles Dickens, José-Luis Munuera adapte, non pas l’histoire de Peter telle qu’on la connaît par le prisme Disney, mais une autre histoire de James Matthew Barrie, publiée en 1902, qui en est en quelque sorte le préquel, dans le recueil The little white bird, Le petit oiseau blanc. Sous les pinceaux de Munuera, ce récit méconnu prend une dimension féérique au sens propre du terme. Au sommet de sa carrière, comme touché par la grâce, l’auteur espagnol enchaîne depuis quelques années les coups de maître.
Une fois n’est pas coutume, saluons la sublime maquette de Philippe Ghielmetti pour cette collection en général et pour cet album en particulier. Sous une magnifique jaquette en quatre pans (et un seul Peter Pan), on trouve un livre vert, avec quelques herbes et fleurs en ombres blanches et où aucune inscription ne figure. Le contenant est aussi beau que le contenu.
Histoire d’enfance, histoire de deuil, histoire du deuil de l’enfance, Peter Pan de Kensington ne laissera pas insensible, en particulier ceux qui ont oublié de grandir. Elle les confortera dans leur idée de garder leur âme d’enfant. Sublime.
One shot : Peter Pan de Kensington
Genre : Conte
Scénario & Dessins : José-Luis Munuera
D’après : James Matthew Barrie
Couleurs : Sedyas
Éditeur : Dargaud
Nombre de pages : 96
Prix : 21 €
Ducky Coco
Canard cow-boy et fière monture
« -On est faits pour s’entendre, Guiguite.
-Tu me dois minimum 200 $.
-Tu t’estimes à seulement 200 $ ?
-C’est le prix d’un canasson banal.
-Je reconnais que tu n’es pas banal. Merci. »
Ducky Coco, un cow-boy canard, débarque au Gold Ranch. Il cherche à acheter un cheval. Le propriétaire lui propose une bête exceptionnelle… capable de tresser des bracelets brésiliens. Ce n’est pas vrai mais c’est un argument de vente. Le cheval, qui parle, refuse d’être traité comme une vulgaire marchandise. Il s’appelle Steevy mais préfère qu’on l’appelle Guiguite. C’est gratos qu’il va accepter de partir découvrir les grands espaces avec Ducky Coco sur son dos. Ensemble, en ville et dans la nature, ils vont parcourir le Far West.
A l’hôtel, pas grave s’il ne reste qu’un lit. Ils vont dormir dans le même. Si Guiguite est fatigué, il monte dans une diligence, n’en déplaise aux dames indignées. Au saloon, il y a toujours moyen pour le cheval de siroter un whisky même s’il reste à l’extérieur. Quand il y rentre, c’est pour jouer au poker. Lorsque le duo risque de se faire braquer par un outlaw en pleine zone désertique, si l’un des deux est un cheval qui dort, il y a moins de risque que ça tourne mal. Dans ce monde sauvage, détecter les bandits, c’est bien, détecter les menteurs, c’est parfois moins évident mais on peut quand même y arriver. Sacrés chercheurs d’or qui tentent d’éloigner des visiteurs qui auraient des velléités pour orpailler avec eux.
Ducky et Guiguite est l’un de ces duos improbables que l’on croise souvent au cinéma ou en bande dessinée. Leur monde naturellement déjanté est à mourir de rire. A l’instar de Lucky Luke et Jolly Jumper, Ducky et Guiguite sont d’une complicité exemplaire. Comme Lucky, Ducky est relativement lisse. Ce sont les gens qu’il croise qui sont azimutés. Rien ne le surprend. Il fait son job de cow-boy, justicier quand il le faut mais ce n’est pas non plus son but premier. Si Jolly Jumper se contente de commenter, Guiguite fait ce qu’il veut quand il veut, comme s’il était un humain. Roublard, pas très délicat, il est sans gêne mais sait se montrer serviable.
Dans une pure ligne claire et des aplats de couleurs, Anouk Ricard réinvente le western. C’est débile au sens noble du terme. Philippe Katerine pourrait jouer le rôle de Ducky… s’il avait un bec. Ricard invoque Ionesco pour un album à ranger à côté de ceux d’Emilie Gleason. L’autrice ne peut pas nous laisser sans suite. Absurdement génial.
One shot : Ducky Coco
Genre : Western humoristique
Scénario, Dessins & Couleurs : Anouk Ricard
Éditeur : 2024
ISBN : 9782383870845
Nombre de pages : 72
Prix : 23 €
Débile une histoire de harcèlement scolaire
Les histoires les plus ignobles ne sont pas toujours des fictions
« -Assieds-toi, Iñaki. Tu as beaucoup de devoirs ? Tout se passe bien au collège ?
-Ben, je crois que oui…
-Gorka, ça suffit, maintenant ! Ou tu manges ton sandwich ou tu files au lit tout de suite, sans dessert, ni rien. Qu’est-ce que tu disais, mon grand ? Tout se passe bien au collège ?
-Oui, maman, tout va bien. »
« Oui, maman, tout va bien. » Quand, page 11 de cette histoire, un adolescent répond à sa mère que tout va bien au collège, la phrase fait autant de bruit que le signal d’arrêt d’urgence d’un TGV lancé pleine puissance. Si le jeune homme ne laisse rien transparaître, on ne cache rien à une maman. Elle se doute bien que quelque chose ne tourne pas rond. Iñaki est beaucoup plus grand que ses camarades de classes. Alors, ils l’appellent Théodule, parce que Théodule, plus il est grand, plus il est nul. Les petits disent même que s’il est si grand, c’est parce qu’il a mangé son petit frère. Alors qu’il joue au basket dans la cour de récréation, des élèves viennent méchamment lui voler le ballon avant de le lui rendre en pleine face. Il n’a pas de réflexe, ce « débile » !
Débile, une histoire de harcèlement scolaire, est construit comme ces films d’horreur dont la tension monte crescendo jusqu’à atteindre un paroxysme insoutenable. Horreur, oui, le harcèlement est bien une histoire d’horreur. Tout ça parce qu’il est plus de taille que la moyenne, Iñaki est la risée du collège. Si tout commence par des phrases des plus jeunes, soi-disant drôles, quand les plus grands vont s’attaquer au jeune homme, tout va prendre une autre dimension. L’un d’eux va jusqu’à lui faire manger ses excréments. Et quand la spirale du cauchemar tourne dans le mauvais sens, rien ne semble pouvoir l’arrêter. Même la prof de maths, qui au départ prévient la maman qu’il y a quelques chamailleries mais que ce n’est « rien de grave », finit par se ranger du côté des moutons de Panurge. Ce n’est pas qu’elle se moque de lui, mais elle ne voit rien de ce qu’il se passe réellement. Elle lui reproche ses erreurs d’opérations et le réprimande pour ne pas avoir son éteint son téléphone, alors que c’était justement un harceleur qui profitait de l’instant pour l’accabler. Bref, cette accumulation de problèmes va pousser Iñaki à songer au suicide.
Si Débile une histoire de harcèlement scolaire est une histoire si forte, c’est certainement, et dramatiquement, parce qu’elle est basée sur des faits réels. Elle est basée sur le témoignage d’Iñaki Zubizarreta, ancien basketteur espagnol victime de harcèlement scolaire, qui a trouvé sa résilience dans le sport. S’il peut le raconter aujourd’hui, c’est que, heureusement, ça s’est bien terminé pour lui, parce qu’à un moment donné, il y a eu une prise de conscience salvatrice. Depuis quelques années, le sportif donne des conférences et fait des interventions en classe pour dénoncer cette engeance. Fernanco Llor et Miguel Porto ont adapté son récit dans cette BD parue en Espagne en 2020 et que les éditions Des ronds dans l’O ont eu la bienfaitrice idée de traduire en français.
En démontrant aux lecteurs qu’un harcelé est une victime et non pas un coupable comme les bourreaux voudraient le laisser paraître, en démontrant que la vengeance n’est pas la réponse face à la bêtise et à la méchanceté, Débile une histoire de harcèlement scolaire est de ces livres d’utilité publique à intégrer dans tous les CDI de collèges et lycées. Si j’étais Ministre, j’en achèterais un pour chaque établissement scolaire.
One shot : Débile une histoire de harcèlement scolaire
Genre : Témoignage émotion
Scénario : Fernando Llor
Dessins & Couleurs : Miguel Porto
Éditeur : Des ronds dans l’O
ISBN : 9782374181547
Nombre de pages : 148
Prix : 23,90 €
Minuit passé
L’âme en les murs
« -Manoir Drosera, bonjour ?
-Mon amour ?
-Daphné !
-Je ne te dérange pas ?
-J’étais en plein travail, mais il me fallait absolument une pause.
-Comment vont les deux amours de ma vie ? »
« Il y a ceux qui dorment. Il y a ceux qui rêvent. Il y a ceux qui trouvent la nuit aussi claire que le jour. Et d’autres pour qui le jour est aussi sombre que la nuit. Papa… Tu fais partie desquels ? » Minuit sonne. Les Tic Tac réveillent Guerlain qui s’est endormi sur le sofa, avec son fils Nisse dans les bras. Il se lève délicatement pour aller le déposer dans son lit. Alors que le petit garçon replonge dans les bras de Morphée avec juste la force d’avoir pu souhaiter une bonne nuit à son père, ce dernier s’apprête à vivre une nouvelle nuit d’insomnie. Guerlain vient de revenir dans le manoir de son enfance, celui que lui ont laissé en héritage de leurs parents ses trois grandes sœurs. Il y séjourne avec son fils de 7 ans. Daphné, l’épouse et mère, est en déplacement pour son travail d’artiste.
Guerlain aménage les lieux et veille à l’éducation de Nisse. En ouvrant une armoire, trois corneilles s’échappent. Comment sont-elles arrivées là ? Elles ne quitteront pas la maison mais ne se laisseront pas attraper pour autant, déposant çà et là des pétales de fleurs. Comment ont-elles pu en récupérer puisque les fenêtres étaient closes ? Et quelle est cette ombre courant dans le jardin que Guerlain prend pour Nisse alors que celui-ci est dedans ? Le mystère va s’épaissir lorsque, au moment de la lecture du soir, d’étranges bruits vont se faire entendre. Un esprit ? Nisse va lui demander de frapper deux coups s’il veut que papa poursuive l’histoire, un seul coup pour non. TAP. TAP. Ça tombe bien, mais ça fait un petit peu peur.
Après Les fleurs de grand-frère et Le jardin, Paris, sans oublier une incursion dans l’univers des Légendaires, Gaëlle Geniller signe un troisième one shot de toute beauté, dans le fond comme dans la forme. L’histoire se passe en Angleterre dans les années 20, tout comme Le jardin, Paris. Si l’histoire n’avait pas été un huis-clos, les personnages auraient pu se croiser puisque « La Rose de Paris » vient se produire à Londres. Plus qu’une histoire de spiritisme, Minuit passé est un récit sur la difficulté de quitter l’enfance. Peut-on retrouver dans les lieux du souvenir les états d’âme de jadis ? Dans l’histoire, Nisse est beaucoup plus adulte que son père. Il s’avère être un fin analyste. Il arrive que certains fantômes ne sachent même pas qu’ils sont morts. Il faut savoir si l’esprit est là par errance, par vengeance ou par confusion. Ça, c’est l’enfant qui l’explique à l’adulte. Mais que cherche à faire comprendre la maison ?
Un mot sur la sublime maquette de l’album, avec un jaspage (impression sur tranche) qui donne l’impression que l’album sort tout droit de l’époque où se déroule l’intrigue. Un cahier graphique clôture le livre, avant qu’une scène post-générique, comme au cinéma, ne vienne rabattre les cartes de l’avenir des personnages.
Si l’écrivain Yasmina Khadra n’avait pas utilisé le titre Ce que le jour doit à la nuit pour l’un de ses romans, Gaëlle Geniller aurait pu appeler son album ainsi. Minuit passé, c’est aussi ce que l’adulte doit à l’enfant qu’il était. Une merveilleuse leçon ni plus ni moins sur le sens que l’on donne à sa vie.
One shot : Minuit passé
Genre : Emotion
Scénario, Dessins & Couleurs : Gaëlle Geniller
Éditeur : Delcourt
Collection : Mirages
ISBN : 9782413078944
Nombre de pages : 208
Prix : 25,50 €