Master class
« Quand je dessine, je suis un enfant, tous les soucis disparaissent. Je suis dans un monde différent. Je me bats avec mes personnages, je ris, nous avons peur ensemble. J’ai peur du jour où je devrai arrêter de dessiner. Vraiment. Je me sentirai alors un enfant qui n’a plus le droit de jouer. » (André Franquin)
Ça fait maintenant quelques années que les cahiers de la bande dessinée vivent leur nouvelle vie trimestrielle. Une collection parallèle de hors-série cartonnés est consacrée aux plus grands classiques, auteurs ou séries, du Neuvième Art. Voici un nouvel avatar de ce qu’on appelait autrefois Schtroumpf, puis CBD, avant que la substance du même nom ne vienne dévoyer l’acronyme. Ce troisième concept emmène au cœur de la création, par le biais d’entretiens avec des auteurs ou des spécialistes, ou par l’intermédiaire de regards d’auteurs. Avant la nouvelle édition du mythique Loisel Dans l’ombre de Peter Pan, deux ouvrages déjà indispensables ouvrent le bal.
Le premier livre est signé Frank Pé. Il est intitulé Dessine !… et tu connaîtras l’univers et les dieux. Ne vous attendez pas à un Artbook du dessinateur de Broussaille et Zoo, ni à une interview de l’artiste. Il y a même très peu de dessins de Frank Pé. Le recueil est un ensemble de réflexions de l’auteur sur le dessin. Dès l’introduction Frank fait référence à un ouvrage indispensable à tout auteur : Franquin et Gillain répondent aux questions de Philippe Vandooren dans Comment on devient créateur de bande dessinée. Publié pour la première fois en 1969, Frank Pé l’a lu. Il s’est approprié les paroles de Franquin et Jijé. Aujourd’hui, Frank a quarante-cinq ans de métier. Nourri lui-même de conversations entre collègues de travail, il a modestement pensé qu’il était important de laisser une trace. Dans une première partie, l’auteur définit un dessin de BD et montre comment et pourquoi le juger. Dans une deuxième, il s’attache aux outils et à leur évolution. Dans la troisième, il recense les qualités nécessaires à la réussite, visant les étoiles pour atteindre la lune. Deux interludes ponctuent l’ouvrage : une galerie de ses idoles, de Wendling à Hermann en passant par Emmanuel Lepage, puis ses trucs de magicien, autrement dit les techniques à maîtriser. A l’instar de Comment on devient créateur de bande dessinée, à la manière d’un dictionnaire amoureux, Dessine !… et tu connaîtras l’univers et les dieux, à force d’exemples et de références, s’inscrit dans la bibliographie indispensable pour tout dessinateur en devenir ou souhaitant progresser, sous la plume d’un Frank Pé, pédagogue émérite.
Il y a quelques mois, les éditions Glénat rééditaient un autre livre mythique très longtemps introuvable : Et Franquin créa la gaffe, ouvrage d’entretiens entre André Franquin et Numa Sadoul. Christelle Pissavy-Yvernault inverse les rôles en positionnant Sadoul dans le rôle de l’interviewé. Celui qui s’est entretenu avec tant d’auteurs, notamment pour la première version des Cahiers de la bande dessinée, rencontre celle à qui il a certainement donné envie de faire son métier. Rencontre rapide à Angoulême 2023. Quelques mois plus tard, Christelle propose à Numa un livre d’entretiens où ils parleraient de Franquin. Il la reçoit chez lui dans le Sud de la France. La journaliste découvre l’écrivain, le théâtreux, le critique d’opéra et le militant de Greenpeace, en un mot le passionné.
Acte 1. Sadoul remonte en 1970, à l’époque où il préparait un mémoire de maîtrise sur la bande dessinée, premier contact avec Franquin. Il est question des Cahiers de la bande dessinée et de Jacques Glénat, avec des échanges épistolaires. Il parle du livre d’entretiens qu’il a réalisé avec Hergé : Tintin et moi. L’acteur et metteur en scène de théâtre contemporain prend la parole. Acte 2. Entre rendez-vous manqués et projets avortés, Numa parle de ses relations avec auteurs et éditeurs de l’époque. Il découvre un Franquin pas si conventionnel que ça dans ses goûts et pose les premiers jalons du livre qu’ils feront ensemble. Acte 3. Après une interruption due à une visite qui n’était pas celle du plombier (il arrivera plus tard), Christelle et Numa reprennent leur dialogue. L’anecdote de ce break pourrait sembler anodine. Elle ne l’est pas et révèle les intentions de l’intervieweuse. Elle ne se veut pas seule assise en face de Numa Sadoul, le lecteur y est aussi. On découvre que Sadoul et Franquin avaient un projet de livre autour de doodles, dessins abstraits du maître. Il ne verra jamais le jour. Sadoul s’attarde sur le Franquin d’après ses entretiens. Acte 4. On arrive à la réédition de Et Franquin créa la gaffe. On parle de Trombone illustré et d’Idées noires. Acte 5. On conclue sur une sublime déclaration d’amour.
Qui aurait cru qu’un livre de Frank Pé, mais pas sur l’œuvre de Frank Pé, pourrait émerveiller ? Qui aurait pensé qu’un livre d’entretiens avec un exégète de la BD mais pas un auteur de BD pourrait passionner ? On est un peu dans l’histoire de l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours. Et pourtant, ces deux bouquins sont un enchantement, deux morceaux d’Histoire du Neuvième Art.
Série : Les cahiers de la bande dessinée
Titre : Dessine !… et tu connaîtras l’univers et les dieux
Genre : Ouvrage d’étude
Auteur : Frank Pé
Éditeur : Glénat
ISBN : 9782344065518
Nombre de pages : 200
Prix : 25 €
Série : Les cahiers de la bande dessinée
Titre : Franquin et moi
Genre : Entretiens
Auteur : Christelle Pissavy-Yvernault, avec Numa Sadoul
Éditeur : Glénat
ISBN : 9782344065501
Nombre de pages : 240
Prix : 32,50 €