Secrets d’héritage
Hergé est mort en 1983, emportant avec lui son personnage et son univers. Contrairement à certains de ses pairs, aucune ambiguïté. Hergé ne souhaitait pas que son œuvre se poursuive. Charge à ses héritiers de faire vivre les albums existants et de gérer l’Empire. Après Alain Baran, directeur adjoint des Studios Hergé, aux côtés de Fanny, la veuve du dessinateur, un homme va rapidement prendre les rênes de la fondation. C’est cet homme qui, en épousant Fanny, va décider des règles à appliquer. Cet homme, c’est Nick Rodwell. Tintinimaginatio, ex-Moulinsart, interdit par exemple l’utilisation d’images dessinées par Hergé pour illustrer les nombreux ouvrages d’étude publiés par les exégètes. Ceci n’est qu’un tout petit exemple de la gestion de l’héritage. C’est cette gestion qui est auscultée dans ce livre signé Jean-Pierre Levée, publié en néerlandais en 2023 et qui sort à présent en français avec une diffusion limitée à Amazon, les éditeurs français ayant tous refusés de prendre le risque de se trouver engagés dans des poursuites judiciaires. Bienvenue dans Les millions disparus de Tintin, au milieu des Secrets des héritiers d’Hergé.
Jean-Pierre Levée propose une analyse en deux temps. La première partie court de 1929 à 1983. C’est la carrière fulgurante de Hergé. La seconde débute en 1989, après les six années de transition de l’ère Baran. C’est ce que l’auteur appelle l’ère Rodwell, l’homme qui prétend défendre les droits de Tintin en s’embrouillant avec de nombreux « spécialistes » de l’œuvre, dont l’irréprochable Philippe Goddin. Entre investissements désastreux et relationnel compliqué, Levée promet de tout nous raconter et met les pieds dans le plat dès le premier chapitre : Nick Rodwell, ses exigences et ses caprices. On apprend que ce dernier prépare un livre racontant sa version des faits. Il va lui falloir des arguments. Déjà, en 2002, dans « Tintin et les héritiers », Hugues Dayez dressait un portrait affligeant sur la façon dont Nick et Fanny géraient l’héritage. Vingt-trois ans après, il était temps d’avoir une mise à jour. La santé de Fanny n’étant pas au beau fixe et Nick avançant un âge, qui les remplacera ? Les produits dérivés suffiront-ils à faire perdurer l’œuvre ?

Jean-Pierre Levée entre dans la vie privée et intime de Hergé. On apprend qu’outre Germaine et Fanny, une troisième femme influença sa vie spirituelle : Dominique de Wespin, alias George Magloire, qui est la mère d’Alain Baran, pas encore connu de Hergé. La sinologue développa une intimité fraternelle avec le dessinateur. Elle apparaîtra même dans un rôle secondaire dans un album. La lecture du livre vous dira lequel. On va revivre la vie des Studios Hergé où l’on croisera entre autres la truculente coloriste Josette Baujot, dont Fanny faisait partie de l’équipe. On commence à parler de sous avec les droits d’auteur et Casterman, avec la grande influence de l’Abbé Wallez au début, puis avec les droits connexes et Le Lombard, qui éditait le journal Tintin. Si certains des contrats rédigés à l’époque sont caduques, d’autres sont toujours en vigueur. Impossible de parler de droit sans parler de cinéma, des dessins animés Belvision au film en immonde Motion Capture de Spielberg. A la mort d’Hergé, les Studios seront liquidés pour payer les droits de succession, et qui verront la Fondation Hergé naître sur ses cendres, avec Philippe Goddin pour secrétaire général, et Alain Baran pour directeur. La gestion chaotique par ce dernier ouvrira la porte à l’ère Rodwell.
Nick Rodwell, le commerçant londonien qui voulait vendre des produits Tintin, obtient les droits de licence pour le Royaume-Uni pour T-shirt, cartes postales et autres produits dérivés, avant de séduire Fanny. Dommage collatéral : Alain Baran sera évincé, pointé du doigt pour ses dépenses et son train de vie fastueux. Après la récupération des droits connexes, Fanny donne les clefs de Moulinsart à Nick. Il devient l’homme qui confine Tintin. Le charmeur devient colérique, voire insultant envers les journalistes qui critiquent sa gestion. Les attaques sont méchantes, vicieuses, haineuses. Jean-Pierre Levée les retranscrit in extenso. Rodwell mise tout sur les produits dérivés. Qui n’a pas sa serviette de bain Haddock ou sa voiture 1/43e d’Objectif Lune ?

Toutes les idées ne sont pas des idées de génie. La comédie musicale Tintin et le Temple du Soleil est avortée. Le Musée Hergé hors Bruxelles ne fait pas le plein, d’autant plus que le Centre Belge de la Bande Dessinée est prié de ne pas mettre Tintin en avant. Moulinsart, devenu un gouffre financier devient Tintinimagiantio (quel beau nom !). Jean-Pierre Levée ne jette pas le bébé avec l’eau du bain. Il reconnaît que les livres publiés sur Hergé et son œuvre par la société sont excellents.
L’auteur de l’essai nous explique comment le projet d’ouverture de boutiques franchisés à l’international s’est réduit à peau de chagrin. Un fiasco. Rodwell voulait que Moulinsart conçoive, fabrique et vende tous ses propres produits. C’est ce qui s’appelle avoir les yeux plus gros que le ventre. Levée détaille ensuite les rouages des comptes de Moulinsart, où l’on découvre qu’on peut faire parler les chiffres comme on veut. Le conseil d’administration se félicite. Les dessous ne sont pas si roses. Levée réalise une analyse économique de l’Empire, déficitaire depuis douze ans, avec comme seule éclaircie au bilan le film de Spielberg. Il permet d’en comprendre les rouages et les enjeux, dénonçant la dilapidation de l’héritage. Il termine en posant des questions judicieuses sur l’avenir du reporter à la houppe, avant de proposer, en annexe, des graphiques synthétisant bien la situation.

En 2054, les droits d’auteur vont expirer. Tintin va tomber dans le domaine public. Tintin appartiendra à tout le monde. Au lieu de dire : Quand on a fini de lire Tintin, on peut recommencer à lire Tintin. On y trouvera toujours quelque chose de nouveau. On dira : On n’a pas fini de lire Tintin, on peut continuer à lire Tintin. On y trouvera toujours une nouvelle aventure. En attendant, Les millions disparus de Tintin se présentent comme un thriller psychologique haletant, mais c’est un reportage, signé par un enquêteur minutieux doublé d’un analyste.
One shot : Les millions disparus de Tintin
Genre : Ouvrage d’étude
Auteur : Jean-Pierre Levée
Éditeur : Hanzeboek Diffusion Amazon
Nombre de pages : 200
Prix : 22,21 €



