Témoins de l’enfer
« -Vous comprenez ce que je veux vous dire ? Vous comprenez ce que je veux vous dire ? Comprenez-vous ce que je veux vous dire ? Si quelqu’un me racontait cette histoire, je dirais : elle ment ! Parce que cela ne peut pas être vrai. Et c’est ce que vous allez peut-être vous dire. Parce que pour nous comprendre il faut être passé par là. »
1994. Un an avant la commémoration des cinquante ans de la libération des camps de concentration et d’extermination nazis, la journaliste Annick Cojean tente de comprendre ce que l’on retient de la Shoah et ce qui se transmet dans les familles. Quel est le poids et la responsabilité des survivants et de leur descendance sur le devoir de mémoire ? Aujourd’hui, Annick découvre des témoignages archivés depuis 1979 recueillis aux Etats-Unis, en Israël, en France et dans d’autres pays d’Europe. Des équipes de psychologues et de sociologues ont aidé les rescapés à sortir d’un silence toxique. Le protocole est exigeant. Ce ne sont pas de simples interviews. Les écouter parler, c’est revivre avec eux un enfer réel. La première témoin s’appelle Bessie. Annick Cojean pénètre avec elle dans le ghetto de Kovno en Pologne. Elle a tenté de sauver son bébé en le cachant sous son manteau, mais un allemand l’a repérée et a pris l’enfant qu’elle n’a jamais revu. Bessie a mis des années à se rappeler de cette scène. Au fil de son enquête, Annick va faire face à des récits de vie cauchemardesques qu’il est nécessaire de faire remonter afin que l’inexplicable ne se reproduise plus.

Jusqu’à présent, ils n’avaient pas pu, parce que personne n’avait été capable de les écouter. C’est difficile d’écouter. Et pourtant, parler guérit seulement si on est écouté. Ces témoins racontent ce que les livres d’Histoire ne diront jamais de la Shoah. Ils montrent ce qu’aucun film ni aucune photographie de l’époque ne pourront jamais montrer. Les images d’archives proviennent pour la plupart des nazis et sont donc orientées. Les survivants imposent leurs douleurs sur un terrain où la politique et l’administration édulcorent la réalité de la mort. Comme le dit Geoffrey Hartman, superviseur du programme de Yale, l’histoire orale est un matériau irremplaçable. Les témoignages touchent au plus près de la réalité du génocide, ce qui permet d’en dégager la résonance dans le présent, car ceux qui en sont revenus ont pénétré un monde étranger à la raison des hommes.

La scénariste Théa Rojzman s’empare du prix Albert Londres Annick Cojean. Petite fille de juifs polonais rescapés de la Shoah, l’autrice a longuement échangé avec la journaliste qui lui a laissé toutes latitudes dans la création de la bande dessinée. Tamia Baudouin alterne entre des scènes en couleur sans hachures et d’autres où le trait noir prédomine. Plus on approche la barbarie, plus les images sont assombries. Les déambulations oniriques en forêt sont d’une puissance indescriptible, justifiant à elles seules la transposition du reportage pour le Neuvième Art.
En parallèle à l’album, l’INA et Lumni Enseignement proposent « Echos de la Shoah », une web-série en trois épisodes revenant sur les travaux d’Annick Cojean. Ils ont pour sujets les rescapés, la mémoire des déportés, les miraculés, les enfants des survivants, et les enfants des bourreaux, ou encore les descendants des nazis.

Les histoires de Bessie, Isabella, Nathan, Anna, le journal d’Anne Frank, le procès d’Eichmann à la télévision : l’empreinte de l’holocauste, aussi violente soit elle, est une marque indélébile dont seul le souvenir pourra empêcher de tels drames humanitaires. Il faut rester méfiant. C’est aussi la leçon que donne cet album avec un final portant à réflexion.
One shot : Les mémoires de la Shoah
Genre : Histoire
Scénario : Théa Rojzman
D’après : Annick Cojean
Dessins & Couleurs : Tamia Baudouin
Éditeur : Dupuis
Collection : Aire Libre
ISBN : 9782808504881
Nombre de pages : 144
Prix : 25 €